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Lieu imperceptible

Traduction de Suzanne El Lackany, Mardi, 15 janvier 2013

Emad Ghazali plonge dans les détails du quotidien pour en créer des images toutes neuves sur « les vendeurs de la patrie » et sur les yeux qui, « à eux seuls suffisent ». Voici quelques vers de son recueil de poèmes en proses Al-Makan bi khefa.

Tombeau

Près de ce monument funéraire

Immense et s’élevant à l’infini

Tu peux découvrir l’horizon qui fuit

En déclinant, dans l’effort de s’unir

En un tendre enlacement

A ce corps si vaste

Pris dans un mouvement de montée et de descente

Autour de rochers, de rues, de gens,

Et le sang qui pétrit sa peau solidifiée.

L’horizon persévère afin que son ciel soit purifié

De la poussière de toutes ces caravanes de dromadaires menées par les chameliers

Goutte après goutte, il en prend pour lui une ou deux paroles

De celles qui remontent aux dires des ancêtres,

Combien il les aime !

Ils ont montré tellement de bonté !

Un lien serré de descendances,

Leurs regrets ont des racines profondes dans le choix d’un père,

Et confier son mal à d’autres que cet homme c’est dire l’inutile.

A cet instant

La générosité jaillira dans sa poitrine

Comme une tempête ici, ou une bourrasque là

Subissant les ordres des ancêtres

Participant à leurs sorties et menaces de désordre cosmique

La langue risque d’être arrachée

L’âme serait peut-être désintégrée

Une ou deux paroles suffisent

Pour retrouver la limpidité d’une mémoire

Qui pourrait se troubler

Quand le poignard des petits-fils

S’enfoncera dans la nudité de la poitrine.

Et si je montais …

Emad Ghazali

Elle attend là-bas.

Et celui qu’elle va reconnaître

à travers la photo de la couverture

à travers sa voix

s’incarne devant elle

dans ce lointain matin du sud.

Lui … ce dandy

Les lettres de son alphabet sont disséminées dans chaque rue

pour lui indiquer le chemin du bureau de poste

et des cadeaux qu’elle a devinés pour lui plaire

devant cette vitrine

sur le chemin de l’université

où les amoureux

provoquent leurs lots de souvenirs,

le long d’un Nil

en crue.

Oh quel train !

Celui dont la gare ressemble à toutes les gares …

Mais cette gare-là te ramène toujours

à un instant particulier

à une éclaboussure sur le chemin.

On entend siffler.

Et on y est attaché par habitude et nostalgie.

C’est là que je pensais à toi.

Là, je m’asseyais sur le mur en pierre

pour t’écrire.

Là, on pouvait montrer une plaque sur un mur.

Je voyais mon nom et je me hâtais

de recevoir la lettre, là et bien là.

Ô train,

Si je montais maintenant …

Je m’arrêterai sur mon chemin qui va si loin.

Et je monterai.

Puis tout sera comme avant, oui, tout.

Ô toi qui es chargé

de tout ce qui a pour tâche

de rendre les êtres humains à la vie,

tu ne peux absolument pas

vivre un même instant deux fois.

Et je suis à mon tour incapable

de te faire un don de rien,

je n’ai rien à t’offrir.


Le couteau


Faut-il se méfier de toi

Ô toi la petite fleur

Tu ne te préoccupes ni de la tristesse des poèmes

Ni de la sensibilité du poète

Tu brilles de tes couleurs gaies

Au début du printemps

Tu t’imagines ses yeux aussi purs que les chemins de la montagne

Et tu joues à cache-cache avec son âme

Avec une touche d’innocence

Alourdie d’odeurs putrides,

De fausses couleurs,

La poussière des rues s’est déposée sur ses épaules

Et des cris s’entremêlent dans ses oreilles

Des cris de pauvres ou d’hommes repus

De vendeurs de peignes ou des vendeurs de guenilles ou des vendeurs de patries

Tous crient à tue-tête

Et lui il court partout à perdre haleine

Tombé dans le piège de la beauté bon marché

Tu n’avais pas le droit de faire cela

Il a perdu confiance

Ne le pousse plus encore une fois vers des méandres alambiqués

Où la trompeuse séduction est un fait évident

Et le dévoilement délicat.

Ô toi la fleur,

S’il reste dans ton coeur un peu de tendresse

Pour une noblesse de l’âme qui agonise

Tu ne dois pas le saisir comme ça en le surprenant de la pointe vive de ton couteau

Il a besoin de ses yeux, ô belle fleur,

Peut-être qu’au prochain pas

La puissance que tu fais resplendir le laissera indifférent,

De loin

Il te verra lorsque tu te faneras

Il ne versera pas une seule larme pour autant

Il est si cruel, ô toi qui es toute clémence,

Et il n’a jamais le temps.


Se lever de sa chaise


Il est très facile de s’assoupir

Au café

En revenant à la réalité

Au bout de quelques années

On trouve tout à l’identique

A part quelques détails

Le serveur est le même

Et les jeunes garçons du café

Ont grandi d’un ou deux doigts depuis la veille

Et le journal que tient l’homme assis

A la table à côté

Ses titres n’indiquent pas des changements majeurs

Il y a quelques remaniements de la Constitution

Exigés par les élites

Il y a la paix

Activement recherchée

Il y a des territoires

Qui rétrécissent par ici

Et se dilatent par là

Des marchands s’infiltrent entre les tables,

Avec de gros sacs,

Plus nombreux que d’habitude

Ils n’ont rien réussi à vendre

Et comme c’est souvent le cas

Tu penses offrir un verre de thé à un de ces vendeurs ambulants

Tandis que ton stylo tremblote dans ta main

Tu la détends un peu

Des billets et des pièces de monnaie

Pèsent dans ta poche.

Le serveur s’étonne,

Monsieur,

Les collectionneurs des vieilles pièces n’existent plus.

Il semble aussi que c’est l’effigie d’un autre gouverneur

D’un pays voisin

Il faut donc se lever et partir.

Mais ta volonté

Se retire de toi

De minute en minute.


Ce ne sont que des mots


Les mots seuls ne suffisent pas

Mais seuls les mots peuvent leurrer

Pour laisser s’échapper

Ce qu’on ne désire pas dire.

Les yeux à eux seuls suffisent

Mais comme la foi

Au fond du coeur

Il faut qu’ils soient crus par la parole.

Au toucher de la main

Toute chose apparaît au grand jour

Mais la main ne peut atteindre la certitude

Sans un regard

Sans une lettre de l’alphabet.

Dieu seul sait

Le fond du coeur de ceux qui sont dans la plénitude

Et ont vu une seule lumière, au bout des doigts,

Ils ont entendu une voix unique

Quand certains ont voulu leur tendre un piège

En prétextant qu’ils sont convertis à une autre religion.

Emad Ghazali

Né au Caire en 1962. Après un diplôme d’ingénieur en 1989 de l’Université de Aïn-Chams, il obtient un diplôme d’études théâtrales de la faculté des lettres de la même université en 1992. Parallèlement à son travail, il a très tôt commencé l’écriture, s’attachant tout d’abord au poème libre puis virer vers le poème en prose. Son recueil de poèmes en proses Al-Makan bi khefa, dont nous publions ici quelques vers est sa 6e production, aux éditions Al-Dar en 2008 et au GEBO en 2009. Parmi ses recueils déjà publiés Oghniya oula (première chanson) en 1990, Fadaat okhra lil-taeir al-dalil (d’autres espaces pour l’oiseau désorienté) en 1999. Il a reçu le prix Soad Al-Sabbah du poème en 1990, celui de la créativité du nom d’Ahmad Bahaaeddine en 1999, et le prix de l’encouragement de l’Etat en 2000.

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