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Alaa Khaled: Le café Cristal

Traduction de Dina Heshmat, Mardi, 08 janvier 2013

Dans Wogouh sakandariya (visages alexandrins), le poète et écrivain Alaa Khaled relate ses souvenirs de sa muse : l’Alexandrie. Il se remémore l’un de ses lieux fétiches

Ce café était la qibla des intellectuels, sans doute à cause de son histoire qui remontait aux années 1940. C’était le lieu préféré du romancier Edouard Al-Kharrat, et d’autres intellectuels d’Alexandrie et du Caire. Son importance tenait peut-être aussi à sa situation, près du café Tigariya et du bar Al-Wataniya al-kobra. Tewfiq Al-Hakim a également écrit sur ce café, le premier qu’il ait fréquenté et son père avant lui : il faisait office de lieu de rencontre et de diffusion de nouvelles pour les intellectuels d’Alexandrie. Un imprimé annonçant le décès du père d’Al-Hakim y avait été distribué, et c’est par cet imprimé que les plus proches amis de son père avaient appris sa mort.

A cette époque, je voyais pour la première fois des filles fréquenter les cafés. C’était un groupe d’étudiantes des beaux-arts. Auparavant, on voyait des femmes dans les cafés, mais c’était un autre genre de femmes, qui avaient quelque chose d’abîmé. Je les imaginais veuves ou divorcées ; elles étaient attablées avec des avocats de second rang pour examiner des affaires de pension alimentaire, entre autres. Elles fumaient des cigarettes bon marché, et leur présence ne nous faisait sentir aucun changement dans l’espace masculin du café. En général, c’étaient les cafés du quartier d’Al-Manchiya, autour des tribunaux, qu’elles fréquentaient.

Le vendredi matin avant la prière, c’était le moment de la rencontre. Nous y passions, nous, notre groupe d’amis, des heures et des heures, jusqu’à ce qu’y affluent ceux qui revenaient de la prière. Le cercle alors s’élargissait et les conversations s’enflammaient sur l’art, la culture en général. Devant nous, la mer tendait l’oreille, enregistrait tout ce qui se disait, peut-être pour voir plus tard où avaient échoué ces rêves dont elle avait été un jour témoin. Puis, à deux heures et demie, on commençait à partir. Chacun de nous prenait une direction différente dans la ville pour aller déjeuner en famille.

Je choisissais de m’installer à côté de l’une des nombreuses fenêtres vitrées du café, pour reposer ma main sur la traverse, une partie de mon bras tendue à l’extérieur. C’était la position idéale pour moi : être appuyé à quelque chose sur la route, tout comme n’importe quel homme des années 1960 se serait installé à la fenêtre en marcel, une cigarette à la main, l’autre bras reposant sur la traverse en bois, qui y laisserait une marque. Le café prolongeait cette ambiance de famille, avec ses clients, ses garçons, ses grands miroirs. Après la prière, d’autres groupes de clients arrivaient, avec à la main Al-Ahram du vendredi ; commençaient alors les parties de backgammon, et le brouhaha montait. Le café n’était pas pour nous l’autre lieu que nous recherchions, mais plutôt un escalier, une marche, dont on ne savait où il nous mènerait.

Deux signes particuliers caractérisaient ce café. Le premier était sa situation à côté du feu rouge. Chaque jour, on entendait les freins d’une voiture surprise par le feu, puis le flot d’injures du policier réfugié dans son abri. Ce bruit libérait dans le café un flot de prières, s’il y avait dans la rue un corps allongé qui, par malchance, était passé au royaume de l’autre monde avec dans les oreilles ce bruit irritant. L’autre signe particulier, c’était les gens qui attendaient les pêcheurs sur le muret de la corniche, en face du café. Tous les matins, c’était la même scène familière. Ceux qui y assistaient pour la première fois, de loin, pouvaient penser que ces gens attendaient qu’on sorte la dépouille d’un noyé ; mais finalement apparaissaient les filets et le cadavre attendu s’avérait n’être que des centaines de petits poissons qui se débattaient dans les mailles.

Dans les années 1990, les jeunes des deux sexes avaient fait de ce café leur « chez-soi », au sens propre. C’était devenu un séjour quasi permanent, comme s’ils avaient été expulsés de chez eux. C’était une nouvelle génération qui craignait la foule, avait peur de s’y balader, et n’avait trouvé dans la grande ville que ce lieu et quelques autres qui puissent accueillir sa liberté aux moindres frais. Ces jeunes venaient de classes sociales différentes ; la plupart d’entre eux avaient un rapport à l’art, de près ou de loin. L’art, ou la proximité de l’art, a toujours créé des centres de rassemblement dans la ville. A chaque génération son lieu. Pendant le Ramadan, ils organisaient un iftar collectif. Ils amenaient des plats de pomme de terre et de pâtes à la béchamel de chez eux pour manger ensemble. Beaucoup d’entre eux ne jeûnaient sans doute pas, mais l’iftar collectif et l’appel à la prière du couchant avaient la force d’un nouveau commencement.

Le café Cristal était spacieux, et les innombrables angles et recoins qu’il recelait offraient beaucoup d’occasions de s’isoler. On voyait souvent quelqu’un s’asseoir seul devant sa tasse de café, fixer la vaste mer, sans parler à personne. Je me rappelle ainsi d’un homme qui venait, hiver comme été, avec un costume trois pièces en laine, et sur la tête un chapeau également en laine en forme de barque, comme celui que portent les Russes. Ses mèches — je doutais que c’étaient ses vrais cheveux tant ils étaient noirs — sortaient du chapeau, emmêlées comme les fils d’une grosse corde pétrifiée dont on pouvait difficilement retrouver l’extrémité. Il ne parlait à personne et personne ne lui parlait. Il avait le regard fixe. Il occupait toujours la même place, sous le grand miroir aux coins noircis et à la matière argentée érodée. A n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il était assis à sa même place, silencieux, fixant la mer, ou l’espace au bout duquel se dressait un haut mur qui faisait barrage à ce regard fixe. Son regard ne brillait ni ne passait par des phases d’éclat ou de pâleur comme tout rêve d’un homme seul d’une cinquantaine d’années. Au contraire, il y avait une certaine noirceur qui faisait peur, pas parce qu’il aurait connu le profond abîme d’un quelconque drame, mais parce que ce drame, s’il existait, s’était transformé en un tas noir carbonisé comme une ville sans lumières. Oui, son regard ressemblait à celui de qui fixerait l’obscurité sans se lasser. Les expressions de son visage et son calme sont restés immuables tout au long de ces années. Peut-être était-ce parce que son existence était figée dans son regard impénétrable ; il vieillissait de l’intérieur dix fois plus vite qu’il n’en avait l’air.

Il y avait un autre homme, qui avait près de la soixantaine ; j’avais entendu dire qu’il avait été le secrétaire d’un avocat avant de quitter son emploi et de s’installer au café. Pendant tout le temps que je le regardais, il avait devant lui du papier A4 à lignes comme celui qu’on utilise pour les procès, un stylo à bille et, frénétiquement, il passait son temps à noircir ces papiers. J’étais au début de la voie de l’écriture et j’étais jaloux de ce flot ininterrompu que n’arrêtait aucun écueil psychologique, aucune désillusion. Je me disais qu’il écrivait le roman de sa vie, qu’il venait de découvrir enfin le fil qui liait les fragments de son existence, et qu’il n’y avait plus de recoins inconnus où se cacheraient des souvenirs. Sa manière d’être penché sur le papier, de fumer, de boire son café, qu’il oubliait devant lui, tout cela c’est parce qu’il voyait de ses propres yeux des événements qui avaient recouvert la vapeur et l’odeur du café chaud.

Un jour, il fut pris à partie par un intellectuel de gauche, qui se distinguait par son agressivité et son désir d’attaquer gratuitement les faibles et les indécis, c’était un trait courant des intellectuels des années 1960, 70 et 80 ; les cafés et les bars étaient le théâtre qui porterait en lui ce vaste catalogue de situations analogues, affrontements rieurs, agressifs, blessants ou humiliants. Certains en sortaient tête baissée, sans plus rien voir autour d’eux. Cet intellectuel essaya donc de se moquer de lui : cette concentration sur l’écriture n’était, en fait, qu’une même phrase qu’il répétait, ou plusieurs phrases, ou un délire de lettres sans rive. Il avait découvert cela et avait voulu l’y confronter, mais l’homme se leva et poursuivit l’intellectuel avec ses chaussures brandies en l’air. Oui, avec ses chaussures. Et il le pourchassa jusqu’à l’extérieur du café. Car il pouvait tout tolérer, sauf qu’on perturbe ces heures qu’il passait penché sur le papier à le noircir. Le lendemain, cet événement ne l’avait pas le moins du monde égratigné, ni n’avait blessé la fierté de l’écrivain qu’il portait en lui, et il se remit à noircir des pages, la tasse de café froid devant lui.

Un ancien habitué du café m’a raconté que ces papiers et ces cahiers étaient en réalité des plaintes qu’il déposait auprès de qui de droit, pour protester contre un abus qu’il aurait subi de la part de quelque institution gouvernementale. Peut-être, mais cet abus s’était amplifié et s’était emparé de lui au point que la rédaction de ces plaintes était devenue un culte absolu dont il ne pouvait abandonner aucune obligation, aussi minime soit-elle.

L’une des filles du groupe qui venait au café le vendredi au début des années 1980 allait devenir ma femme, 10 ans après cet incident. Je ne lui avais parlé à l’époque, ni ne l’avais même remarquée, mais notre désir de fréquenter le café, malgré des motivations différentes, a facilité la rencontre. Sinon, je ne sais pas dans quel autre cadre j’aurais pu la rencontrer. Ces 10 années étaient gravées dans la mémoire du café. Quand je venais tôt, ou quand il nous voyait ensemble, cet écrivain nous tendait un mouchoir en papier en souriant pour sécher notre sueur si on était en été. On représentait pour lui quelque chose de beau ou on ravivait en lui un ancien souvenir, ou on ranimait l’un de ces fils qu’il tirait dans le vaste écheveau de la vie dont il tissait un roman qu’il écrivait tout au long des heures et des années passées au café.

Alaa Khaled

Né à Damas en 1966, il a toujours vécu à Alexandrie d’où il est diplômé de la faculté des sciences après avoir suivi des études de chimie. Il publie depuis 1999, en collaboration avec la photographe Salwa Rachad et Mohab Nasr la revue Amkenah, consacrée à la « culture du lieu ». La revue patronne également une collection littéraire lancée en 2003. Il a écrit plusieurs recueils de poèmes et d’ouvrages en prose. En 1990, il publie Gassad aleq bi machiaat al-hibr (un corps suspendu par la volonté de l’encre) au sein de la revue Masriya puis Korséyane motaqabélane (deux chaises face-à-face), aux éditions Charqiyat.

En 2007, il publie Tosbéhina ala khaïr (bonne nuit), toujours aux éditions Charqiyat. Le poète y évoque la mort de sa mère, la privation et le vide qui en résultent. Il est nommé pour le prix Lettre Ulysses Award pour le reportage en 2005.

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