Les trois poursuivirent leur marche exténués sur une route qui montait, descendait et se tortillait tel un serpent.
Le soleil emplissait le ciel comme un incendie alors que la lune était fixée en face blanche et sans éclat.
Le premier jour, ils étaient un grand groupe d’environ cinquante personnes. Puis les membres tombèrent l’un après l’autre de fatigue et de désespoir sur le bord de la route. Le troisième jour, un homme et sa mère s’ébranlèrent. Le cinquième jour, une famille avec ses enfants se tassa sous un arbre, suivie de deux amoureux, ensuite vint le tour de cet homme qui déclara qu’il ne voyait pas de raison à cette recherche mais qu’il les accompagnait par curiosité. A la fin, personne n’avait ni le désir ni la force de chercher après ceux qui se glissaient hors du groupe calmement.
Les trois personnes traînaient leurs pieds alors que la poussière entourait leurs jambes et que la sueur coulait de leur cou sur leur dos. De temps en temps, l’un d’entre eux fixait le bord de la route à la recherche de l’ombre d’un arbre ou regardait le ciel en espérant voir un nuage rempli d’eau ou bien encore tendait l’oreille pour capter le cours d’un fleuve lointain et imaginé.
Le gros parmi eux dit, les yeux en feu alors qu’il poussait son corps à l’avant :
— Si au moins, il pleuvait ?
Les deux autres, le maigre et le petit de taille, n’avaient pas la force de prononcer un traître mot. Les deux derniers jours, les mots sortaient de leur bouche comme des pierres lourdes chaudes et enflammées.
Le petit de taille avala sa salive pour rafraîchir sa gorge :
— On nous a dit que le morceau de nuit s’étendait derrière la montagne. Et voilà que nous avons quitté la montagne depuis quelques jours, puis une autre montagne et encore une autre, et maintenant nous marchons et nous ne rencontrons que des tortues qui tendent leur cou de leurs trous, des eucalyptus et une lumière éclatante de toutes parts. Rien d’autre. Même les aboiements des chiens perdus qui nous accompagnaient les premiers jours ont disparu.
Le maigre dit :
— Si la nuit était proche, nous verrions au moins l’ombre de sa noirceur qui traverse le ciel.
Le gros s’arrêta haletant, puis il se jeta sur la route et s’assit alors que ses deux énormes mains couvraient son visage.
Les deux autres s’arrêtèrent également.
Le gros regarda sa montre et dit d’une voix enrouée :
— Trois heures du matin alors que la lumière est aussi forte qu’un enfer. Même le sable est illuminé et éclatant.
Le maigre se jeta près du gros en se demandant :
— Ne pouvons-nous pas penser à revenir en arrière ?
Le court petit de taille répondit :
— Revenir ? N’est-ce pas possible que nous soyons à deux pas de la nuit ?
Le gros soupira :
— Revenir à notre vie sans rien accomplir ?
Le petit de taille rouspéta :
— La lumière qui perdure vingt quatre heures pousse à la folie.
Le maigre s’étonna :
— Chacun fixe le regard de l’autre franchement et personne ne peut rien dire. Il n’y a plus de place ni pour les rumeurs, ni pour de l’argent en grand nombre, ni pour un plan qu’on planifie.
Le gros éclaircit les choses :
— Sans doute que le morceau de nuit est caché quelque part. Comment la vie peut se poursuivre ainsi ?
Le petit de taille releva :
— Nos gorges sont sèches et nos forces sont au plus bas.
Le maigre dit :
— La lune se tient encore devant le soleil, blanche et sans éclat.
Chacun d’entre eux prit une gorgée d’eau et ils essuyèrent leur front avec quelques gouttes, puis poursuivirent leur marche.
Le gros se traîna vers l’avant alors que la sueur couvrait ses yeux et que le sel brûlait sa peau en regardant le bout de la route. Le maigre, lui, regardait le ciel à la recherche d’un oiseau qui planait. Quant au petit de taille, il respirait fortement en cherchant et en espérant respirer autre chose que l’odeur de la fumée et de l’incendie :
Un nuage gris courut rapidement dans le ciel. Le maigre la montra du doigt en criant, ému :
— Regarde !
Les deux autres regardèrent le ciel.
Le maigre s’exclama alors que ses genoux se cognaient de fatigue :
— Peut-être que l’obscurité est proche de nous, quelque part, non loin.
Les yeux rouges du gros s’enflammèrent follement alors qu’il balbutiait :
— Certainement que l’obscurité est derrière ce mont.
Les trois continuèrent leur marche. La route bifurqua à droite puis s’éleva puis apparut un mont élevé. Les trois s’y arrêtèrent. Ils essayaient de reprendre leur souffle. Le grand de taille posa le bord de sa main au-dessus de ses yeux.
— Je ne vois rien.
— Il faudrait peut-être que nous nous rapprochions plus.
— Peut-être, mais rien n’apparaît d’ici et il n’y a pas le son d’une voix.
— Regarde mieux !
— Rien. Une mer de lumière !
Ils restèrent au-dessus du mont en cherchant à l’horizon un fil de lumière dans cette obscurité.
Le gros présenta sa proposition :
— Reposons-nous aujourd’hui et continuons notre marche demain ?
— Non.
— Poursuivons.
Ils poursuivirent leur route exténués par la lumière.
Un court somme
Quelquefois l’invité qui se hâte de partir laisse derrière lui une cigarette allumée sur le bord du cendrier. Quelquefois également les partants laissent un sentiment dans les profondeurs de l’âme qu’ils ne reviennent pas éteindre. A l’âge de neuf ans, j’étais petit dans un monde de vieux, nouveau dans une vie âgée. J’étais tout maigre dans un pantalon court et une chemise légère alors que j’avais mis ma tête sur le bras de ma mère, assis collé à elle sur un banc en bois dans le bureau du chef du poste de police. La longue route et l’attente m’avaient exténué lorsque mon père arriva de la porte en face. Sa main droite était tenue par des menottes à la main gauche du gardien. Cependant, dès qu’il nous eut vu son visage s’illumina et fit un petit saut en riant de joie. Il leva bien haut son poignet et celui du gardien en me disant : « J’ai mis cet homme en prison parce que c’est un petit diable ». Puis il se tourna vers le policier et lui demanda sérieusement : « N’est-ce pas policier ? ». L’homme au bon coeur répondit : « C’est juste monsieur ». Et il me demanda en se traînant pour s’installer à mes côtés : « Tu as vu ? ». J’étais très jeune mais je savais néanmoins qu’il était emprisonné. Pourtant, je fis un signe de la tête pour lui montrer que je croyais à ce qu’il disait. Il sourit parce qu’il m’avait comblé de sérénité alors que je souriais parce que je lui avais procuré de la tranquillité.
Plus tard, j’étais en prison et il était en liberté. Il m’a rendu visite et on s’est installé dans la pièce d’un autre chef de police, dans une autre prison. En cette fois, il ne put utiliser les premières astuces des grands et je ne pus revenir à l’innocence des premières années. Il contourna la pièce maussade avec angoisse à la recherche d’une plume d’un oiseau enchanté. Puis, comme s’il l’avait trouvé, il sortit un grand sac qu’il poussa sous le nez du chef du poste en disant :
« J’ai rassemblé ici toutes les choses défendues, le café, le thé, les papiers et les crayons, pour que vous puissiez les faire entrer en bloc ». Le chef de police cacha son sourire de la main. Il sourit et me regarda avec tendresse en disant sans parler : « Tu as vu ? ».
Une troisième fois, nous avons eu la possibilité d’être ensemble et de partir du Caire vers Alexandrie pour partir pour Beyrouth en bateau. Nous n’avions pas un sou. Le buffet était ouvert sur le pont toute la journée alors que nous étions assis en face en plein air de la mer et en le fixant et en aspirant à un verre de thé tels des orphelins. Lorsque le crépuscule arriva, la percée d’espoir devint plus étroite et je me demandais : « Allons-nous trouver une solution ? ». Il ne se passa rien jusqu’à neuf heures. Lorsque le buffet ferma ses portes et la nuit hâtive pointa, je le vis alors se lever et il souffla : « Heureusement, nous allons manger et boire tout ce que nous désirons ». Je ne compris ses mots que lorsqu’il se dirigea vers le capitaine du paquebot pour protester contre la fermeture du buffet si tôt ! Le capitaine le reconnut, lui souhaita la bienvenue et nous prépara un festin exceptionnel avec toutes sortes de nourritures et de boissons succulentes.
Lorsque nous quittions la pièce du capitaine la nuit avait bien avancé. Nous nous mîmes debout sous la clarté d’une lune bien dessinée sur le pont d’un paquebot en mouvement et des vagues que nous ne voyions pas nous parsemaient de fines gouttelettes de sous le pont. Il regarda autour de lui pour s’assurer que nous étions seuls, puis il essaya de retenir son rire alors qu’il se baissait sur moi en disant :
« Tu es rassasié ? ».
Lorsqu’il m’avait quitté pour la dernière fois, je lui rendais visite dans sa prison éternelle alors qu’il venait de temps en temps dans ma prison provisoire. Lorsqu’il était venu, je lui racontais certains événements qui étaient survenus dans ma vie de péripéties et de situations comiques alors que lui souffrait, parce qu’il n’avait que des histoires anciennes à raconter. Je l’assurais que ses histoires étaient passionnantes, même si elles se répétaient. Je le voyais alors me lancer un regard de doute et de fatigue. Pourtant, nous essayions à chaque fois de préserver ce qui restait dans la mémoire des restes de l’existence illusoire. Lorsqu’il ressentait la chaleur des essais que je faisais, il souriait avec détresse en faisant un effort pour garder les yeux ouverts, mais il était rapidement pris par le sommeil alors que ma voix racontait des histoires de manière monotone et familière. Je lui racontais les événements récents dans le quartier, les bagarres qui avaient eu lieu, ce que ma tante avait dit de ses filles, l’histoire de l’oncle Zahrane à Hadayeq Al-Qobba, lorsqu’il tomba amoureux de Hoda qui avait deux grosses tresses et des seins bien ronds et qui avait ouvert sur le monde de grands yeux.
Je le laissais dormir un peu puis je revenais vers lui.
Ahmad Al-Khamissi
Ahmad Al-Khamissi est né en 1948 au Caire, d’un père poète et artiste et d’une mère enseignante. Il a commencé très jeune à écrire des nouvelles et a travaillé comme journaliste. Diplômé de philosophie de l’Université de Aïn-Chams, il a obtenu en 1992 un doctorat en philosophie de la littérature de l’Université de Moscou, où il a longtemps séjourné. Emprisonné pendant 3 ans pour sa participation aux manifestations étudiantes de 1968, il est connu comme étant un intellectuel de gauche. Il est l’auteur de plusieurs scénarios de films, parmi lesquels Des Familles respectables (1968) et La Violette (1972), réalisés par son père. Il est également traducteur de l’anglais et du russe. Parmi ses recueils de nouvelles signalons Un Chat de nuit (Merit, 2003), et Kanari, (Akhbar Al-Youm, 2010), recueil pour lequel il a obtenu en 2012 le prix Sawirès de la nouvelle
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