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Le porno, en tête d’une longue liste

Alban de Ménonville, Mardi, 27 novembre 2012

Bannir les sites pornophiques de la toile égyptienne est loin d’être impossible si des moyens conséquents sont alloués à cette tâche. Une décision dangereuse aux dérives potentiellement infinies.

« Nous avons demandé au pro-cureur général de rouvrir les enquêtes sur les meurtres des révolutionnaires et sa réponse a été : je bannis les sites pornogra-phiques de la toile égyptienne ! ». Telle est l’une des blagues les plus échangées sur Facebook depuis la décision de Abdel-Méguid Mahmoud. Celui-ci avait adressé une lettre au ministère de l’Intérieur et à celui des Télécommunications et de l’Information, pour que soit « ordonné le blocage des sites por-nographiques ». Mais même avec la nomination d’un nouveau procureur général, Talaat Abdallah, pour remplacer Mahmoud, la décision reste floue. Les internautes parient sur une continuité malgré ce changement de figures : la mentalité dogmatique restant la même. Sur Facebook, les critiques restent aussi les mêmes. Le nouveau procureur, en recevant les familles des martyrs de la révolution qui revendiquaient la réouverture des enquêtes, a impassiblement exigé l’apport de nouvelles preuves. Selon la toile, la mentalité n’a pas changé : mettre un terme à ce que les islamistes considèrent « contraire aux valeurs et aux traditions du peuple égyptien et aux intérêts supé-rieurs de l’Etat ».

Une décision applicable

Bannir les sites pornographiques, bien que nécessitant un système complexe et coûteux, est une déci-sion qui peut être appliquée. Les exemples dans d’autres pays du monde prouvent qu’une « police du Net », organisée et techniquement compétente, peut interdire l’accès à certaines parties du Web, comme c’est le cas en Chine ou au Pakistan, pour certains mots-clés. La principale difficulté réside dans l’évolu-tion extrêmement rapide des contenus des sites Internet qui nécessitent un suivi permanent par de larges équipes. Celles-ci ont pour mission de scruter le Web, afin de couper l’accès aux contenus jugés illégaux.

En Egypte, les blogueurs se déchaînent. « Atteinte à la liberté d’expression » et « décision inappropriée » dans un contexte où les priorités sont les principaux arguments émis sur Twitter. Pourtant, les « geeks » sont unanimes : l’Egypte est incapable d’appliquer une telle mesure, tant pour faute de moyens financiers que de compétences techniques. Il n’y aurait donc pas de risque : l’appel de Mahmoud ne serait qu’un cri dans le vide sans lien avec la réalité.

Le sujet a cependant l’avantage d’attirer l’attention sur un phéno-mène largement répandu. Un clic sur RedTube dévoile que certaines vidéos ont été vues près de 2 millions de fois. Mis bout à bout, ce sont des dizaines de millions de personnes qui se rendent sur ces sites chaque jour, et il n’y a aucune raison que l’Egypte soit épargnée par ce phénomène. Selon le site Web Top Ten Reviews, 25 % des requêtes sur Internet seraient à but pornogra-phique tandis que le secteur pèserait annuellement près de 100 milliards de dollars, se plaçant ainsi parmi les dix plus grosses industries dans le monde.

Quelles « valeurs égyptiennes » ?

Ce qui inquiète dans la décision de Abdel-Méguid Mahmoud, c’est qu’elle sous-tend une volonté de s’immiscer dans l’intimité des inter-nautes pour leur indiquer ce qui est contraire ou non « aux valeurs égyp-tiennes ». Comme si la pornographie n’avait jamais existé en Egypte ou devait en être définitivement bannie. La littérature arabe — comme toutes les autres — regorge de chefs-d’oeuvre érotiques : « Sous leur ceinture brodée, attachée, serrée, s’insinue le chemin secret qui conduit à ces plis de chair où nous irons nouer tous les liens du plaisir … », écrivait au XIe siècle Abou-Moutahhar Al-Azdi. Faudrait-il aussi bannir ces oeuvres du sol égyptien ?

« Il n’existe aucune ligne claire entre ce qui entre dans le champ artistique et dans le champ pornographique. L’érotisme est à la frontière entre les deux, il n’est pas possible de définir objectivement ce qui relève de la pornographie : peindre un nu sera-t-il bientôt interdit ? Cette décision peut s’avérer dangereuse », s’alarme Yousri Al-Qoweidi, un artiste cairote. Si lui aussi estime qu’une telle mesure est matériellement inapplicable, il craint qu’elle n’ouvre la porte à « davan-tage de censure morale ». Phénomène mondial, la pornogra-phie sur Internet est acceptée par un grand nombre de pays qui empê-chent cependant qu’elle n’entre dans des formes illicites comme la pédophilie ou les actes forcés. Mais sur 4,2 millions de pages à contenu por-nographique présentes sur le web, un contrôle total reste difficile.

Bannir de la toile quelques cen-taines de mots-clés est cependant possible et empêchera la plupart des internautes d’avoir accès à ces contenus, à condition toutefois que la liste soit régulièrement mise à jour, et ce, dans toutes les langues. Taper « nu en peinture » ne sera alors plus possible, et plus la liste grandira, plus l’accès à des pages sans rapport direct avec la pornogra-phie sera lui aussi restreint.Au bout du compte, si l’Egypte décide de consacrer quelques dizaines de millions de L.E. à ce projet tout en se dotant d’équipes compétentes, la décision pourrait être appliquée et effective. La grande majorité des sites pornographiques sera alors bloquée, avec toutes les dérives que cela ne manquera pas d’entraîner.

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