Le destin ne lui aurait pas tout donné. Il voulait écrire sur tout et chacun : le pauvre soldat déployé au front de la guerre de 1973, les changements de la société égyptienne ou encore sa ville natale Samanoud, dans le Delta du Nil. Mohamad Nagui, 68 ans, n’a pas eu le temps pour tout dire. Il est décédé la semaine dernière à Paris, où il était soigné d’un cancer de foie. « Ceux qui ont lu Mohamad Nagui et ceux qui l’ont connu sur le plan humain saisissent la peine de dire adieu à un écrivain honnête et talentueux », écrit le romancier Ahmad Khamissi.
Né en 1946, Nagui a commencé sa vie professionnelle comme journaliste à l’agence de presse du Moyen-Orient (Mena), avant de se lancer dans la poésie et les nouvelles. En 1994, son premier roman Khafeyat Qamar a été sélectionné comme meilleur roman de l’année. Son style, à la fois réaliste et humain, lui a valu le surnom du « poète du roman ».
Son univers incluait des gens ordinaires, des marginalisés, des pauvres, des démunis, des tueurs, des corrompus, des chanteurs et même des écrivains. Nagui avait sa définition de la réalité : « La réalité pour moi n’est pas seulement la réalité sociale et politique (…). Je m’attache toujours à représenter mes personnages avec leurs folies, leurs illusions, leurs défauts et l’idée qu’ils se font sur leurs propres faiblesses. La personnalité égyptienne est riche avec sa civilisation, sa culture et son patrimoine », avait déclaré Nagui en 2011, alors qu’il avait commencé son traitement à l’étranger.
Il était attaché à cette vision dans ses romans dans lesquels il décrit la réalité de son pays. « Les personnages de Nagui viennent du coeur de la réalité quotidienne avec tous ses conflits. Ses personnages appartiennent à la couche sociale pauvre ou démunie. Il était concerné par ces gens. On peut trouver dans ses romans des conflits sur le gagne-pain comme dans Lahn Al-Sabah (la mélodie du matin). Mais il s’est aussi intéressé à d’autres sujets, comme la prise de position des hommes de religion sur la femme, notamment dans Al-Afandi (l’effendi), ou même les conflits dans le monde du journalisme comme dans Ragol Ablah wa Imraa Tafeha (un homme idiot et une femme légère) », explique l’écrivain Chaabane Youssef. Et d’ajouter : « Je pense que les personnages de Nagui sont dans la même lignée que ceux de Naguib Mahfouz. Les femmes dans ses romans ressemblent à Hamida du célèbre roman Zoqaq Al-Maddaq (l’allée des soupirs). Outre les personnages, Nagui utilisait des niveaux de langue qui variaient entre l’arabe classique et une langue familière, voire populaire, qui est pourtant accessible à tous les lecteurs ».
Les transformations sociétales
Selon les critiques, ce romancier a représenté dans son oeuvre les transformations de la société égyptienne au cours des dernières décennies du XXe siècle. Nagui avait été témoin de tous les événements importants depuis la révolution de 1952. Il faisait partie du mouvement estudiantin, il a participé à la guerre d’usure après la défaite de 1967, puis à la guerre de 1973, et a vécu les années de l’Infitah (l’ouverture), promise par le président Sadate dans les années 1970. « Nagui observait la transformation vers l’individualisme et l’égoïsme, ainsi que la décadence de toutes les valeurs sociales face aux billets d’argent. Ses écrits en sont la documentation en quelque sorte », commente Khamissi.
Nagui disait qu’il faisait partie de ces écrivains « qui ont vécu la chute des idéologies et des convictions intellectuelles … Le monde est devenu unipolaire, égoïste, un monde qui brandit les slogans de la liberté et des droits de l’homme, mais qui est incapable de s’inquiéter face à la mort de centaines des milliers d’humains ... Il s’agit donc pour l’écrivain de s’attarder devant ces faux slogans, de les réexaminer ».
Mohamad Nagui a obtenu le prix de l’Union des écrivains d’Egypte en 2009 et un prix en 2013 pour l’ensemble de son oeuvre. Quelques-uns de ses romans ont été traduits en français et en espagnol .
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