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Le campus vu par les hommes de lettres

Rasha Hanafy et Dina Kabil, Mardi, 04 novembre 2014

L'histoire de la littérature égyptienne montre que depuis l'occupation britannique, le mouvement estudiantin a été, toujours, au coeur des revendications sociales. D'innombrables oeuvres littéraires ont relaté le combat des étudiants pour l’indépendance, la justice et la liberté.

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Le mouvement estudiantin a conduit les manifestations depuis presque un siècle (1919-2014).

Les heurts entre la police et les étudiants dans les uni­versités égyptiennes, ne sont pas sans rappeler ceux qui avaient eu lieu, il y a presque un siècle, même si le contexte est diffé­rent. A l’époque, les étudiants récla­maient l’indépendance de l’Egypte, alors sous l’occupation britannique. Les ouvriers et les divers secteurs de la société se sont ralliés aux étudiants pour atteindre cet objectif. La lutte des étudiants égyptiens contre l’occupa­tion anglaise, leur rôle pour amener le « Palais » à se plier à la volonté du peuple, et leur résistance contre l’in­justice et la répression des régimes qui se sont succédé, entre la révolution de 1919 et celle de 1952, ont été le noeud dramatique de nombreuses oeuvres littéraires, depuis les années 1930. « De nombreuses oeuvres littéraires ont observé de près le mouvement estudiantin en Egypte. On peut citer les romans Al-Qahira Al-Gadida (Le nouveau Caire) et Al-Solassiya (la Trilogie) de Naguib Mahfouz, Al-Chawarie Al-Khalfiya d'Abdel-Rahmane Al-Charqawi, sans citer les poèmes d'Amal Donqol, ou l’oeuvre de Tewfik Al-Hakim, notamment Awdat Al-Rouh (L’âme retrouvée) », déclare à la presse le poète Chaabane Youssef.

« Faites attention à ce peuple »

Naguib Mahfouz, prix Nobel de lit­térature en 1988, a été l’écrivain qui a le plus disséqué sous sa plume les changements socio-politiques dont il a été témoin. Bien que l’histoire du mouvement estudiantin a commencé à l’aube du XXe siècle avec le leader Moustapha Kamel, Mahfouz s’est plutôt attardé sur les événements vécus pendant la révolution de 1919 et leur a consacré une place importante dans sa Trilogie. C’est sur la langue de Fahmi, le héros, tué d’une balle per­due lors des grandes manifestations de 1919, que le narrateur annonce le déclenchement de la révolution. « Voilà une vraie révolution qui est née. Qu’ils tuent comme leur barbarie le veut. La mort ne nous donne que plus de vie ».

La période qui précède la révolution de 1919 a été également évoquée dans le roman Awdat Al-Rouh ou L’âme retrouvée de Tewfik Al-Hakim. On peut y admirer un échange entre l’ar­chéologue français et l’inspecteur d’irrigation anglais, sur les paysans égyptiens: « Si on fait venir l’un de ces paysans, et qu’il nous sort son coeur, nous y trouverons des précipita­tions, fruit de dix mille ans d’expé­riences et de connaissance, sans qu’il ne le sache! Mais il y a des moments critiques où toutes ces expériences et tout ce savoir sortent pour l’aider. C’est ce qui nous explique, nous les Européens, ces moments de l’His­toire, dans lesquels l’Egypte réalise un grand développement en si peu de temps! En un clin d’oeil! […] Vous ne me croyez pas! Je me contente de vous dire Faites attention! Faites attention à ce peuple. Il cache une importante force spirituelle ! ».

Les années 1930

Le mouvement estudiantin a eu un rôle important dans le soulèvement de 1935, durant lequel les Egyptiens ont réclamé le retour à la Constitution de 1923 et l’abolition de celle qui aura porté le nom du premier ministre de l’époque Ismaïl Sedqi, et jugée liberti­cide. Abdel-Rahmane Al-Charqawi a présenté cette époque dans son roman Les Chemins détournés, dans lequel le personnage principal est la rue et ses palpitations sociales. Il y a représenté les manifestations estudiantines des années 1930, auxquelles le peuple a participé, et qui ont porté leurs fruits. C’est également le thème du roman Le Nouveau Caire (tr. en français La belle du Caire) de Mahfouz, où celui-ci offre une peinture des mouvements estudiantins clandestins contre la cor­ruption qui gangrène la société.

Les atrocités des années 1940

Dans les années 1940 les manifesta­tions pour l’indépendance ont pris une nouvelle dimension: la solidartité avec le peuple palestinien. Les événe­ments de février 1946 resteront à jamais gravés dans la mémoire collec­tive. C’est quand plusieurs étudiants sont tombés sous les balles de la police ou noyés dans le Nil, lorsque les Anglais ont ordonné de relever le pont Abbas. Une manifestation san­glante qui a fait du 21 février, la Journée mondiale des étudiants. Face à la grève des étudiants que les ouvriers ont rallié, les Anglais se sont retirés du Caire et du Delta et se sont confinés dans une base à Suez.

La période entre 1946 et 1956, l’an­née de l’agression tripartite, sont racontés dans Al-Bab Al-Maftouh de Latifa Al-Zayat. A travers le person­nage principal, Layla, le roman met en relief les changements sociaux qui ont permis aux femmes de prendre part à la révolte contre l’occupant.

Les années de la naksa

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Le mouvement estudiantin a conduit les manifestations depuis presque un siècle (1919-2014).

Pour critiquer la dictature, l’oppres­sion et le despotisme des années 1960, notamment après la défaite de 1967, Naguib Mahfouz a publié son roman Al-Karnak. Il y dénonce la disparition, l’arrestation et la torture des étudiants et des citoyens dans les geôles de Nasser, sous prétexte de « protéger de la sécurité nationale ». Le roman pré­voit l’emprisonnement du tortion­naire, ce qui est arrivé en réalité, quand le chef des services secret, Salah Nasr, a été arrêté et emprisonné sous Sadate. Sous celui-ci, les mani­festations se sont poursuivi dans les campus pour dénoncer l’état de « ni guerre ni paix », qui prévalait avant la guerre de 1973. Suite à la répression de leur sit-in, les étudiants sont sortis par milliers pour converger sur la place Tahrir. Une scène éternisée par le poète Amal Donqol dans son fameux poème Al-Kaaka Al-Hagariya (Le gâteau de pierre) en référence au socle de granit qui occupait le centre de la place Tahrir à l’époque: Vous qui restez debout sur le bord du mas­sacre.. Brandissez vos armes.. La mort a chuté et le coeur s’est éparpillé tel un chapelet.

La gauche cible de la répression

En 1972, les intellectuels ont annon­cé leur solidarité avec les étudiants. C’est Tewfik Al-Hakim qui a rédigé un communiqué, signé par Naguib Mahfouz, Youssef Idris, Louis Awad, entre autres, assurant que le mouve­ment estudiantin est un mouvement patriotique qui aspire au bien de l’Egypte.

A cette même époque, le poète Naguib Sorour a écrit Lozoum ma Yalzam (voir encadré), et le duo formé par le poète Ahmad Fouad Negm et le compositeur-chanteur Imam Issa, n’en finissaient pas de saluer les jeunes militants: « Bonjour aux roses qui se sont épanouies dans les jardins de l’Egypte », « Regarde les élèves, les voilà revenir aux choses sérieuses, ... loin du blabla inutile des journalistes ».

Les romanciers de cette génération sont incapables d’oublier leurs années à l’université. Elles sont tou­jours perceptibles dans leurs écrits. Ainsi, des images récurrentes resur­gissent dans le 3e tome de la trilogie d’Ibrahim Abdel-Méguid, Alexandrie sous la brume, publié en 2013, et dans Ici Le Caire, du même auteur, publié cette année. Malgré la différence des thèmes, Abdel-Méguid y évoque les lieux de ren­contres des étudiants, de leurs sit-in, leurs débats idéologiques tumul­tueux. A l’heure de la libéralisation économique, l’écrivain raconte la montée islamiste aux détriment de la gauche et comment, à partir de ce point, le visage de la ville s’est com­plètement déformé.

Et même si les années 80 et 90 n’ont pas témoigné de vives émeutes au sein de l’université, sauf celles qui avaient trait aux luttes entre la gauche et les islamistes qui gagnaient de plus en plus de terrain, certaines oeuvres ont relaté ces heurts comme celle de Mona Prince, Enni Ohadessak Li Tara.

Aujourd’hui, les affrontements avec les étudiants des universités dans les différentes villes égyp­tiennes n’ont pas encore été abor­dés par l’univers littéraire. Celui-ci témoigne des affrontements du passé. Hier, les revendications étaient de nature nationaliste, tan­dis qu’aujourd’hui elles crient démocratie et réformes politiques.

Ce qu'il en faut

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Naguib Sorour.

Disparu le 24 octobre 1978 à l’âge de 44 ans, le poète marxiste Naguib Sorour avait consacré un poème pour immortaliser les manifestations réprimées de 1972 :

Un jour j’ai quitté définitivement l’université

A la dernière année

Pour qu’on ne porte pas atteinte à ma vanité

Je vous jure, je n’ai jamais eu peur des examensMais j’ai paniqué à la présence d’un terrier de serpent

Qui faisait la chasse aux pigeons

Ou encore dans le même poème intitulé Lozoum Ma Yalzam (Ce qu’il en faut) :

Ils étaient tels des cavaliers désarmés, tel des pigeonsHier, la nuée est venue manquant un pigeon

Et aujourd’hui, la nuée est venue en l’absence d’un pigeon

Et demain, il y manquera un

Mais la nuée de pigeons ne s’épuisera jamais.

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