Peinture de Essam Maarouf
Il y a près de dix ans, un couple d’amis m’a invité à dîner dans son nouvel appartement d’une banlieue parisienne, à l’occasion de la célébration de son anniversaire de mariage. La table réunissait des professeurs d’université, des médecins, des ingénieurs, des journalistes et des maîtres d’école. Les personnes, hommes et femmes qui avaient des origines arabes, étaient venues nombreuses. Les bavardages avaient démarré, comme à l’habitude, sur les dernières productions cinématographiques, les nouveaux romans et les dernières chansons à la mode. Ensuite, les discours se sont centrés sur la politique et les critiques adressées au gouvernement qui a fait des promesses sur lesquelles il est revenu. Certains d’entre nous ont fait preuve de distinction et de perspicacité en mettant à nu les mesures malsaines prises par le gouvernement qui consistaient à éroder les droits des ouvriers et des fonctionnaires et à dorloter les richissimes.
Soudain, une femme française a déclaré à la face des Arabes présents : « C’est incroyable, mais vous êtes très bien ! Et équilibrés ! Pourquoi alors à la télé nous ne voyons que les déséquilibrés qui ne cessent de menacer les autres ? Ceux-là mêmes qui haïssent la science, les arts et les libertés publiques ?! ». Une autre personne est intervenue pour soutenir cet avis et nous demander pourquoi ils ne voient pas sur le petit écran les figures de proue arabes de la médecine ou des mathématiques, qui sont innombrables. Alors que seules apparaissent les personnes les moins éduquées soumises d’esprit aux prédicateurs religieux.
Sous la coupe des préjugés
Cette scène incarne à merveille ce qu’il est convenu d’appeler en France et dans les pays européens « le Printemps arabe » et ses séquelles. Mais tout d’abord, nous devons distinguer trois catégories dans chaque société européenne. Il y a la volonté politique, ses intérêts et le rôle primordial qu’elle joue dans la médiatisation. En deuxième, il y a les citoyens qui se trouvent sous la coupe des préjugés et qui tendent à appréhender et suspecter l’autre. Pour ce qui est de la troisième catégorie, il s’agit des intellectuels qui aiment l’humanité. Dans leur pays natal, ils sympathisent avec les droits des ouvriers, des paysans et défendent les immigrés et l’environnement. Ils prennent des positions claires vis-à-vis du racisme et favorisent la lutte des peuples du Sud. Citons entre autres quelques-uns de mes amis : un journaliste éminent du quotidien Le Monde, la présidente d’une association pour la protection de l’environnement, un écrivain spécialisé dans l’islam politique et d’autres professeurs de pédagogie.
Depuis la révolution du 30 juin 2013 contre les Frères musulmans, nous remarquons que les médias occidentaux ont une prise de position étrange, voire suspecte. Il est tout à fait normal que les médias occidentaux ne soient pas animés d’un enthousiasme semblable aux acteurs de l’événement, et ils ont amplement le droit de maintenir leurs réserves et pondération. Cependant, nous avions ce pressentiment que cela dépassait les limites et se transformait en manipulations voulues.
Le jeu occidental de manipulation des affaires internes arabes et musulmanes n’est pas chose nouvelle. Il s’agit d’une politique adoptée depuis de longues décennies. D’aucuns mettraient en avant la théorie de l’influence sioniste sur les réseaux de médias mondiaux. L’objectif déclaré étant de mettre l’opinion publique occidentale dans un perpétuel état d’acceptation de toute mesure agressive que leurs gouvernements peuvent éventuellement prendre contre un Etat arabe. Les déclarations circulent selon lesquelles les manipulations dont nous témoignons récemment sont l’oeuvre de l’Organisation internationale des Frères musulmans. C’est une hypothèse à ne pas écarter, surtout que les milliards investis par le Qatar en France sont devenus l’objet de polémiques au sein de la société française, sauf en ce qui concerne les desseins politiques et culturels qui sont masqués derrière ces sommes exorbitantes. Sans doute ce genre de média, non seulement en France mais de par le monde, est de tout temps orienté pour diriger les masses vers des objectifs économiques et politiques bien précis. Il va sans dire que l’opinion publique qui n’est pas douée du sens de la critique répète et tend l’oreille aux informations lui provenant des médias.
Foi en la capacité des peuples
Quels sont les arguments résidant derrière les positions réservées quant aux événements du 30 juin 2013 en Egypte, et les réactions de nos amis rêveurs et militants d’un monde plus sincère et plus humain que nous voyons bien dans leurs écrits, articles et différentes activités ? Ces amis étaient emplis de joie avec la révolution du 25 janvier 2011 et ont reconnu avoir appris d’importantes leçons du peuple égyptien. Ils ont alors eu foi en la capacité des peuples à se débarrasser de l’oppression politique. Cependant, et récemment, ils nous ont surpris. Ils ont suscité en nous à la fois étonnement et jugements négatifs à leur encontre.
Je savais au cours de ma récente visite en France que la discussion sur la situation en Egypte serait le débat favori des dîners de mes amis français. Ils estiment que le peuple égyptien n’avait d’autres choix que d’aller de l’avant sur la voie de la démocratie. Ce qui veut dire permettre au président élu de poursuivre son mandat, au lieu de violer le contrat démocratique. Ils estiment également que les incidents du 30 juin ont entraîné une scission sociale. A leurs yeux, la tyrannie regagne du terrain, telle que prouvée par la loi répressive des manifestations et les peines de mort collectives.
J’ai dû alors les convaincre que la réalité suit les forces sociales et n’avance pas conformément aux dires figés dans nos esprits. Le président Morsi est celui qui s’est attribué toutes les prérogatives et qui a immunisé ses décisions contre tout recours judiciaire. Le peuple égyptien n’est pas divisé ; il a mené une même lutte contre une répression religieuse qui n’a d’autre moyen que de recourir au terrorisme pour rétablir son emprise. Comme la plupart des sociétés, celle de l’Egypte grouille de forces belligérantes aux intérêts variés. Quant aux peines de prison collectives, elles ont toutes été prononcées par un seul juge de la même instance juridique. Il ne s’agit pas d’une politique répressive généralisée.
Malgré tout cela, nos amis français estiment que nous aurions dû achever l’expérience avec le courant religieux. Sur ce point, était-il possible que ces courants continuent de gouverner avec leurs idées destructrices telles que le mariage des fillettes, ou la haine des autres religions ? Pourquoi nos amis français ont-il manifesté leur joie et enthousiasme suite à la destitution de Moubarak, alors qu’ils ont émis des réserves lorsque le peuple a balayé la dictature religieuse ?
Les intellectuels de toute l’Europe ont partagé avec les positions islamistes, la foi inébranlable d’une conception erronée selon laquelle les forces modernes et civiles ne sont qu’une minorité influencée par l’Occident, à un moment où les peuples soutiennent corps et âme le projet de l’islam politique. Un avis qui a de tout temps été consacré par les Orientalistes.
Edward Saïd avait raison de se rebeller contre l’Orientalisme. La manipulation médiatique fabrique un énorme mensonge mais il est de courte durée. Alors que la vision orientaliste est, elle, rigide et perpétuelle, car elle formate les esprits. Nous ne suspectons ni l’amour que nous manifestent nos amis intellectuels, ni leur sincérité dans leur militantisme pour un monde meilleur. Mais nous critiquons leur moyen d’estimer les choses.
*Professeur de philosophie politique et directeur du Centre national de la traduction
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