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Alawiya Soboh : Je m’attache surtout à l’histoire populaire, à ce que les femmes racontent

Dina Kabil , Mercredi, 07 août 2024

Honorée dans le cadre de l’événement « Tripoli, capitale de la culture arabe », l’écrivaine libanaise Alawiya Soboh a construit, tout au long de son parcours, une fresque de l’histoire du monde arabe.

Alawiya Soboh

Al-Ahram Hebdo : Efrah Ya Albi (sois heureux mon coeur), votre ouvrage le plus récent, est par excellence un roman de l’exil, des frères en conflit. Comment concevez-vous l’idée déchirante de l’appartenance ?

Alawiya Soboh : Le sujet de l’identité me préoccupe depuis mon roman Esmoh Al-Gharam (il s’appelle passion). C’est le sujet phare de tous les Libanais, celui qui me ronge depuis toujours. J’ai grandi avec l’amour de l’Egypte, qui a été un symbole du nationalisme arabe. Depuis mon très jeune âge, j’ai observé les grands bouleversements au Liban et dans d’autres pays arabes, depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Ils tournent principalement autour de l’Identité et sa complexité, surtout sur la scène libanaise.

— Pourquoi avez-vous emprunté le titre de la chanson d’Oum Kalsoum en particulier, Efrah Ya Albi (sois heureux mon coeur) ?

— J’aime particulièrement cette chanson, surtout que dans toutes les chansons arabes, l’amour est souvent lié à la langueur et à la souffrance. Ici, il est lié au plaisir et à la joie de vivre. J’ai voulu surtout écrire sur la période où le Liban était très impliqué dans le projet du nationalisme arabe. Les Libanais y étaient très impliqués dans les années 1950 et 1960. Oum Kalsoum est le symbole de cette période, et du tarab arabe et oriental en général. Le personnage principal, Ghassan, est musicien et joueur de oud. Il a hérité de son grand-père la passion de la musique arabe. C’est ce dernier qui lui a enseigné que le oud est le chemin de l’arabisme et du Mashreq.

Le frère cadet tue son aîné, le premier étant un fondamentaliste insensé et le second un Nassérien, laïc et musulman au sens large, c’est-à-dire ouvert d’esprit et tolérant. Ghassan était resté intègre et attaché à son arabisme, mais pendant la guerre civile libanaise, lorsqu’il a vécu le meurtre de son frère, il a décidé d’émigrer. Il est parti à New York, ayant perdu sa foi dans le oud, la musique et l’arabisme.

En exil, il devait faire face à un nouveau tournant dans sa vie. Il est passé par des phases de perte d’identité et s’est retrouvé déchiré entre plusieurs identités, jusqu’à ce qu’il parvienne à les réconcilier.

Lorsqu’il retourne au Liban, après une vingtaine d’années, il se rend compte qu’il ne peut qu’être un Arabe et il tombe amoureux de sa cousine paternelle. Puis, il continue à vivre entre les Etats-Unis et le Liban.

— On dirait que c’est le roman de la famille par excellence, de la mainmise patriarcale, de la patrie de manière métaphorique. Est-ce représentatif du Liban actuel ?

— Il s’agit d’une miniature de la patrie : les frères qui s’affrontent, la relation compliquée avec le père violent, despote qui maltraite la mère ... On décrit ce roman comme étant la version arabe des Frères Karamazov de Dostoïevski. Cela me flatte, mais je ne suis pas pour cette comparaison parce que j’ai pensé au conflit d’un point de vue identitaire, au tournant qu’a pris la société libanaise et à l’évolution des diverses générations. L’Egypte est aussi au centre du roman, car Ghassan ne cesse de prier pour Le Caire. « Dieu, pourvu que Le Caire ne soit pas opprimé, qu’il reste triomphant à jamais », dit-il.

— Votre écriture semble creuser dans des zones sombres avant de s’éclater. Vous êtes partisane de la femme, vous vous posez contre la violence et contre le discours religieux fanatique …

— Dans le roman An Taechaq Al-Hayat (aimer la vie), j’ai abordé le discours religieux fanatique en le comparant au discours musulman plus intègre, et ce, à partir de personnages fictifs. Je ne me mêle jamais d’idéologie dans mes oeuvres, c’est la fiction qui me guide et m’aide à écrire. Depuis le début du millénaire, j’ai esquissé le portrait de l’Homme libanais, schizophrène.

— Dans votre roman Mariam Al-Hakaya, vous relatez l’histoire/les histoires de Mariam pendant la guerre libanaise. Pensez-vous que la femme soit plus touchée par les atrocités de la guerre, beaucoup plus que l’homme ?

— Dans Mariam Al-Hakaya (les histoires de Mariam), An Taechaq Al-Hayat (aimer la vie) et aussi dans Dounia, j’ai voulu aborder l’injustice exercée doublement contre la femme. Comme l’a décrit l’écrivain égyptien Sonnallah Ibrahim, Mariam Al-Hakaya, en mettant en lumière l’histoire de trois générations de femmes, aborde les transformations de la société arabe pendant 50 ans. Effectivement, j’ai voulu décrire le vécu, le quotidien de la femme arabe pendant la guerre, et ce, à travers une jeune fille qui représente ma génération, mais aussi à travers la mère et la génération des grand-mères.

Je me suis livrée à un jeu de miroirs dans la narration pour que le lecteur s’aperçoive en fin de compte que le réel pesant sur la femme n’a pas changé. Mariam raconte et raconte ses frustrations, c’est mon alter ego et ma mémoire populaire. Loin du discours formel et des nouvelles des médias, j’ai voulu m’attacher surtout à l’histoire populaire, à ce que les femmes racontent et vivent pendant la guerre. J’ai beaucoup souffert en écrivant ce roman parce que plus je m’enfonçais dans le monde clandestin des femmes, plus je me heurtais aux atrocités, à la violence et à l’ignorance qu’elles affrontent.

J’ai essayé de mieux comprendre la société et j’ai découvert que l’écriture et la narration des femmes est un outil extraordinaire qu’il faut investir davantage.

— Comment accueillez-vous les réactions de vos lecteurs qui vous surnomment souvent « la Schéhérazade du roman », l’écrivaine qui parvient à toucher le fond du réel féminin ?

— Je remercie tout le monde, mais la vérité est que j’écris ce qui me fait mal. J’ai voulu mettre sur papier les vraies histoires de femmes. L’écriture pour moi est à la fois une souffrance et un plaisir ; elle consiste à creuser au plus profond. Je n’écris pas parce que je connais quelque chose, mais pour explorer un sujet et éclairer des zones qui me permettent une certaine prise de conscience chez moi d’abord, et j’espère aussi chez le lecteur.

Je suis ravie que plusieurs lectrices se disent influencées par mes personnages et qu’elles s’identifient à elles. Je considère que ma réussite réside dans ce fil continu qui se tisse avec les lecteurs jusqu’à ce qu’ils terminent mon roman.

— L’homme n’est-il pourtant pas un ennemi ?

— Je suis du côté des gens simples, qu’ils soient des hommes ou des femmes ; ce que je réfute c’est le despotisme masculin. Je suis contre la mentalité masculine despotique, qui opprime à la fois l’homme et la femme. Je respecte l’homme, le père, l’ami, le compagnon de route dans cette humanité.

Dans mes oeuvres, il y a des personnages, des mères qui incarnent une mentalité masculine. Car les mères ont un rôle principal pour développer la mentalité masculine et pour la faire prévaloir. La plupart des auteures qui ont écrit sur le corps féminin ont reproduit ce que le regard masculin a déjà affirmé ; elles n’ont pas essayé d’y mettre leurs propres sentiments, leur vision sur le moi intérieur.

— Au milieu des tragédies que vit le Liban, vous ne cessez d’envoyer des messages d’espoir. Quel est le secret de cette âme libanaise positive ?

— Dans An Taechaq Al-Hayat, un roman que j’aime particulièrement, il s’agit de l’expérience de la maladie qui a coïncidé avec la guerre en Syrie, les atrocités qu’a connues Bagdad. J’ai senti un parallélisme en écrivant sur la détérioration du corps ravagé par la maladie et le déclin des villes arabes. La narratrice utilisait son corps pour envoyer un message d’espoir.

Dans la littérature et le roman en particulier, l’espoir est un élément principal, s’il est absent, alors on n’a pas besoin d’écrire. C’est un élément nécessaire pour la continuité de la vie. Si je termine mon roman sur un horizon complètement bloqué, je sens que je ne peux plus respirer, et moi je veux respirer.

 Bio express

Née à Beyrouth en 1955, Alawiya Soboh a étudié la littérature arabe et anglaise, puis a travaillé dans la presse. Elle a pris la tête de plusieurs magazines concernés par les femmes arabes.

Elle est lauréate de nombreux prix dont le Prix international de la fiction arabe en 2009 et le prix du sultan Qabous en 2006. Récemment, l’Université St-Joseph au Liban lui a rendu hommage, ainsi que la ville de Tripoli, dans le cadre de la sélection de celle-ci comme capitale de la culture arabe pour l’année 2024.

Elle a publié Noum Al-Ayyam (le sommeil des jours, 1986), Mariam Al-Hakaya (les histoires de Mariam, 2002), Dounia (2006), Esmoh Al-Gharam (il s’appelle passion, en 2009), An Taechaq Al-Hayat (aimer la vie, 2020), Efrah ya Albi (sois heureux mon coeur, 2023). Ses romans sont traduits dans plusieurs langues et adaptés au cinéma.

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