Selon toute vraisemblance, le ministère de la Culture craint Taha Hussein. Une semaine s’est écoulée, depuis la date du 40e anniversaire de son décès, sans qu’aucune cérémonie commémorative soit organisée à la mémoire de ce doyen de la littérature arabe. « Ce n’est pas par négligence », s’exclame pour se défendre le ministre de la Culture, Saber Arab. Selon le ministre, une série de manifestations est programmée pour éterniser sa mémoire. Il s’agit tout d’abord d’une commémoration dans son village natal, d’une proposition de donner le nom de Taha Hussein à un programme du Conseil suprême de la culture de l’année 2013-2014, et enfin, d’un projet ambitieux, vieux de 10 ans, visant à publier l’ensemble de son oeuvre. L’ambassade de France au Caire n’a pas oublié son apport considérable à l’humanité et lui a dédié un colloque intitulé : « Hommage à Taha Hussein, penseur universel, un trait d’union entre la France et l’Egypte ».
L’écrivain et historien Helmi Al-Namnam, s’exprimant sur cette lacune, dit que nos institutions éducatives et culturelles ont peur de rendre hommage aux symboles qui étaient les détracteurs avérés des courants de l’islam politique. Namnam laisse insinuer que cet oubli manifesté à l’égard de Hussein s’inscrit dans cette hypocrisie sociale, afin de dépasser en paix la période actuelle. Et d’ajouter que les campagnes de diffamation menées par les islamistes pourraient avertir quant au fait que combien l’image d’un Taha Hussein est une menace à écarter.
Les questions qui s’imposent dans un tel contexte embrouillé sont : dans quelle mesure les « cérémonies » et programmes feront-ils ressusciter la mémoire de Taha Hussein ? Ses idées sont-elles toujours valables ?
Taha Hussein à Rome en 1950.
Pour y répondre, revenons à deux événements ayant récemment marqué la scène. Le premier est celui du portrait de Taha Hussein gravé dans les graffitis qui ont couvert les murs au lendemain de la révolution du 25 janvier et qui visaient à sensibiliser les citoyens à plusieurs thèmes. Quant au deuxième événement, il est lié à la tentative manquée visant à démolir et à voler sa statue à Minya.
La première bataille entre les islamistes et le doyen de la littérature arabe a commencé à la suite de la publication de son fameux livre La Poésie pré-islamique paru en 1927. Il s’est attiré les foudres d’Al-Azhar, à cause de la vision réformiste qu’il propose et la nouvelle lecture critique qu’il a faite de la littérature et de la langue arabes, osant ainsi contredire l’ancienne lignée, héritée des grands cheikhs de la puissante institution religieuse. A l’époque, Taha Hussein, en s’érigeant en trouble-fête, fut accusé d’apostasie, et le livre a été retiré des librairies pour modifier certains chapitres.
Le deuxième conflit eut lieu lors de la publication de sa fameuse autobiographie Al-Ayam (le livre des jours) brossant une critique évidente des programmes d’éducation à Al-Azhar et de ses cheikhs conservateurs. A ce stade, Hussein fut taxé d’occidentalisé.
Taha Hussein au centre des débats sur la Constitution
Taha Hussein entouré de son fils Moeness et de l'écrivain sourde et non-voyante Hellen Keller.
Une accusation qui continue de faire couler beaucoup d’encre et de susciter des controverses entre les forces civiles et les partisans de l’islam politique actuellement avec la rédaction de la Constitution 2013. Le jeune écrivain Mohamad Kheir a alors remarqué que Taha Hussein était bel et bien omniprésent dans les discussions autour de la Constitution de l’Egypte. Dans son livre
Men baïd (de loin) qui a été réédité l’année dernière par le ministère de la Culture, il s’est avéré que Taha Hussein était un avant-gardiste, lorsqu’il a émis un avis audacieux à l’époque sur la toute première Constitution égyptienne de 1923. Ainsi, prématurément, il a émis des critiques virulentes sur une éventuelle «
islamisation de la Constitution » (en insérant la religion officielle dans la Constitution), quitte à susciter des susceptibilités et des problèmes de discrimination entre les musulmans eux mêmes. Un avis qui n’a pas été pris en compte. Faisant la sourde oreille, les rédacteurs ont placé l’article nº149 concernant la «
religion officielle » dans une place de choix pour devenir l’article nº2, depuis la Constitution de 1971. Les Frères, dans la Constitution de 2012, ont à leur tour fait un rajout en précisant la secte d’appartenance, à savoir «
ahl al-sunna wal djamaa » (les partisans du sunnisme). Aujourd’hui, l’ultime objectif que prônent les concepteurs de la Constitution de la nouvelle Egypte est d’annuler ce détail, tout en préservant l’article parlant de la religion officielle, qui avait auparavant déchaîné la colère de Taha Hussein qui refusait catégoriquement toute tentative de conférer un aspect religieux à l’Etat.
Par conséquent, en jetant la lumière sur l’itinéraire de cette éminente figure de la littérature arabe, on est en mesure de comprendre qu’il est aujourd’hui plus que jamais risqué de ressusciter ce symbole, qui a eu l’audace de traiter d’un sujet tabou, à savoir l’identité de l’Egypte. Une bataille qui ne cesse de s’exacerber au lendemain de la révolution du 25 janvier et du 30 juin. En dépit des tentatives visant à éclipser le modèle du doyen de la littérature arabe, il demeurera un modèle phare, omniprésent dans la mémoire collective des Egyptiens pour sa lutte acharnée contre les forces de l’obscurantisme et la discrimination sociale. Taha Hussein est l’exemple de l’intellectuel capable de briser les stéréotypes et de rompre avec des traditions profondément ancrées tout en restant fidèle à son identité culturelle arabo-musulmane. Souvenons-nous que la bataille de l’éducation était celle de sa vie, qu’il considérait comme un droit élémentaire de la personne humaine. Il réitérait que « l’éducation est comme l’eau et l’air ». Un slogan plus tard saisi au vol par le régime de la révolution de juillet 1952, qui a voulu favoriser les couches les plus démunies, qui ont considéré Taha Hussein comme leur héros.
Extrait du Livre des Jours
(…) Son frère le toucha de la main, en murmurant à voix basse :
— Voici le cheikh.
Toute la personne du jeune enfant se tendit alors et se concentra dans ses oreilles. Il se tut pour écouter. Qu’entendait-il ? Ce qu’il entendait, c’était un son étouffé, paisible et pourtant sévère, une voix où dominait une certaine note, disons l’orgueil, ou peut-être de majesté, ou de quelque nom qu’on voudra l’appeler, mais en tout cas, une nuance déconcertante, que tout de suite il n’aima pas. Il se passa bien des minutes avant qu’il n’ait pu distinguer dans les paroles du cheikh une seule lettre, avant qu’il n’ait accoutumé son oreille à la voix et à la sonorité du lieu. Enfin, il démêla et comprit, et il m’a juré par la suite que son mépris pour la « science » avait commencé ce jour-là. Voici ce qu’il entendit : « Et si le mari dit à la femme : tu es répudiée ; ou s’il lui dit seulement : tu es divorcée ; ou encore : tu es divorcée ; ou bien : tu es divorcée ; le divorce est accompli, sans considération du changement dans le mot d’une ou plusieurs lettres ». Le cheikh parlait d’un ton chantant, presque psalmodié, non dénué de certains accents rauques, mais qu’il cherchait à rendre doux et agréables. Il mêlait de place en place, en guise de points d’orgue à cette mélodie, ce mot qu’il répétait d’un bout à l’autre du cours : « Compris ? ‘arçons … ». A telle enseigne que notre jeune ami en vint à se demander ce que c’était que le ‘arçon. Et quand il s’éloigna, sa première question fut pour interroger son frère là-dessus. L’autre fit un grand éclat de rire : « ‘arçons » ? Cela veut dire garçons, dans le langage du cheikh.
Traduction en français d'Al-Ayyam (le livre des jours) par Jean Lecerf et Gaston Wiet, publiée en 1984 aux éditions Gallimard et préfacée par André Gide.
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