Al-Ahram Hebdo : Le titre que vous avez choisi (Immoral Enlightenment) n’est-il pas paradoxal ? Comment l’immoralité pourrait-elle être une source d’illumination ?
Walid El Khachab : Mon chapitre est inclus dans le livre Arab Nahda As Popular Entertainment, dirigé par Hala Auji, Raphael Cormak et Alaaeldin Mahmoud, qui vient de paraître. Le titre du chapitre est en effet provocateur à dessein et il est surtout ironique. Mais le paradoxe que vous soulignez est inhérent au projet des Lumières arabes. Les Lumières, ou la Renaissance arabe, dites Nahda, ont constitué une rupture de l’ordre traditionnel des valeurs dans le monde arabe au XIXe siècle. Elles étaient perçues par les conservateurs comme étant à la fois porteuses de la modernité dans la région et source d’« anxiété morale » comme le souligne le sous-titre de mon chapitre, puisqu’elles proposaient par exemple plus de libertés pour les femmes et une libération du corps dans les arts.
— Vous avez traduit le mot « khalaa » par libertinage. Or, ce dernier englobe deux formes : libertinage de moeurs et libertinage de pensées. Ne trouvez-vous pas que ces deux formes étaient concomitantes au début d’Al-Nahda, puis se sont dissociées en cours de route ?
— Le concept arabe de « khalaa », littéralement dislocation des moeurs, est à la fois dévergondage, libertinage, mais aussi badinage et coquinerie. Pour moi, ce libertinage était rendu plus « diffusé » dans la société grâce aux nouveaux médias comme le disque et le film et menaçait la moralité conservatrice parce que les médias — notamment le disque —permettaient au libertinage d’accéder à l’espace privé des maisons bourgeoises, alors qu’auparavant, il fallait se rendre dans les quartiers « libertins » seulement pour avoir cet accès. Liberté et libertinage me paraissent être les conséquences inévitables de la diffusion des idéaux des Lumières, qui étaient véhiculés par les mêmes médias donnant libre cours au libertinage, c’est-à-dire le journal, le disque et le film. C’est le « marché » qui détermine par la suite l’étendue de l’espace à laisser aux idées (libérales ou libertines) et aux pratiques (dévergondées, ou simplement libérales). Il est tout naturel qu’à un moment donné une majorité dans la société se dissocie du « trop de liberté », en matière de sexualité par exemple. Mon hypothèse est qu’à l’origine, la liberté, c’est la liberté en tout domaine. Liberté d’expression va main dans la main avec « khalaa », mais, naturellement, le bon sens veut que la « khalaa » soit rationalisée, comme tout excès qui appelle toujours une réaction opposée.
— Vous avez bien expliqué comment le changement sociopolitique au XIXe siècle et au début du XXe a eu un impact sur les médias et leurs systèmes de valeurs. Ceci veut-il dire que les médias n’étaient que le reflet de la volonté politique ? La société à l’époque n’était-elle qu’un récepteur négatif ?
— Ma thèse est que le contexte socio-économique produit ses propres médias et façonne avec ces derniers la culture et ses valeurs. Les médias ne me paraissent pas un reflet d’une quelconque volonté, mais un acteur affecté par et affectant les autres acteurs dans la société. Au XIXe siècle, la société arabe était un espace foisonnant d’activité qui a produit un âge d’or culturel et non un simple récepteur d’une modernité importée. La modernité arabe aux XIXe et XXe siècles était importée et transplantée, digérée, et non simplement apposée et greffée.
— Y a-t-il une grosse différence entre le libertinage des XIXe et XXe siècles et celui de l’époque actuelle ?
— Fondamentalement, non. Mais la présence publique de textes et d’images libertins dans les films, les chansons et la presse était à mon avis plus forte au XIXe siècle arabe que dans leurs contreparties au XXIe siècle dans le monde arabe. Aujourd’hui, chacun peut trouver son compte sur Internet en matière de libertinage, ce qui évacue ce dernier du monde du cinéma, de la musique et de la presse mainstream. Mais au XIXe siècle, avec la prépondérance du modèle occidental dû à la puissance du colonialisme politique et culturel, on tâchait de copier les espaces de liberté-libertinage et de les importer dans le monde arabe. Ceci explique la réduction du libertinage public dans les médias, après les indépendances.
— Dans quelle mesure l’étude des médias véhiculant les valeurs de la Nahda pourrait-elle servir aux médias de nos jours en tant qu’instrument d’impact sociopolitique ?
— L’arrivée de chaque nouveau média dans une société provoque toujours une anxiété culturelle et morale, partout dans le monde moderne. Contempler ce phénomène pendant la Nahda nous permet de comprendre pourquoi l’arrivée d’Internet dans le monde arabe, ensuite la prodigieuse expansion des médias sociaux ont suscité tant d’émois. Avec le recul, nous pouvons comprendre que les médias ne sont pas nécessairement porteurs de déchéance morale, mais qu’il faut s’accommoder bien de ce qu’elles introduisent, tout en mitigeant le « danger » pour la moralité qu’elles peuvent représenter aux yeux de certains. Comme lors de l’apparition des disques et du cinéma, les voix conservatrices s’inquiétaient des défis posés à la moralité publique — notamment celle des femmes — par l’émergence du Net, ensuite des médias sociaux. Dans les salles de cinéma, les femmes pouvaient rencontrer des hommes « étrangers ». Elles ont été capables de le faire au XXIe siècle dans les « chat rooms », ensuite sur Facebook. En écoutant des chansons libertines sur disque, les femmes s’exposaient à un discours érotique inaccessible pour la bourgeoisie — sauf dans les cabarets. Elles trouvent ce discours encore plus accessible grâce à Internet aujourd’hui. Chaque fois qu’un nouvel espace de liberté s’ouvre, les conservateurs sont inquiétés par l’accessibilité à « l’interdit ».
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