Al-Ahram Hebdo : La Tunisie s’est forgé une réputation au fil des décennies comme étant un leader dans la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord dans le domaine des droits et des libertés accordés aux femmes. C’est quoi être femme écrivaine en Tunisie, aujourd’hui ?
Wafa Ghorbel : Je n’ai jamais eu le sentiment d’être reçue en tant que femme écrivaine. Je suis uniquement reçue en tant qu’écrivain. On peut rajouter le « e » ou l’enlever. Il me semble même que mon livre a été reçu de la même façon que je sois homme ou femme. Peut-être le fait d’être femme me donne plus de légitimité et de crédibilité à parler de tout ce qui a rapport aux femmes. Dans mes trois romans, la femme figure toujours comme personnage central. Dans Le Jasmin noir, par exemple, on a tendance à me confondre avec la narratrice.
En Tunisie, il est courant que la femme parle de la même façon que l’homme, qu’elle soit écrivaine, journaliste, professeure, etc. Mais dans la vie, on est amené à être une enfant modèle, une professeure modèle, une maman modèle, etc. Alors, si on écrit ce que l’on attend de nous, à quoi cela servirait d’écrire ? J’écris tout ce qui me passe par la tête, sans penser à la réception. Car ceci peut nous bloquer, et nous pousser à nous autocensurer avant que les autres nous censurent. De toute façon, on ne nous accorde pas la liberté, on la prend, on l’arrache. Si un écrivain choisit de ne pas être libre, personne ne va lui dire : tiens, voilà ta liberté, tu es libre maintenant !
— Vous avez déjà dit à plusieurs reprises que la langue arabe est votre premier amour. Pourtant, vous avez toujours recours à la langue française quand il s’agit d’une entreprise romanesque. Ecrire en français permet de transgresser les tabous ? Dans Le Jasmin noir, il s’agit d’une femme qui adresse trois lettres à un destinataire anonyme dans lesquelles elle retrace son déchirement entre deux hommes, deux pays, deux langues, etc. …
— Enfant, l’arabe m’était plus proche. Mais j’avais en tête la francophonie comme modèle social et littéraire. J’étais même habitée par le désir de décrocher une bourse pour poursuivre mes études en France. Et après avoir vécu huit ans en France, entre master et doctorat, les mots me viennent plus facilement et plus naturellement en français. Il m’est plus facile de m’exprimer sur certains sujets en français qu’en arabe, parce que le français c’est l’épiderme, c’est comme un masque, mais pas dans le sens superficiel du mot, c’est ce qui me permet de me cacher, de me protéger comme un bouclier, sans me dénuder autant que l’arabe.
L’arabe, et surtout le tunisien, est la langue maîtrisée par mes parents. Se dénuder en arabe, cela allait m’exposer plus au regard de mes proches, et à celui de la société. Le français me permet une certaine liberté que l’arabe ne me permet pas, ou il pourrait me la permettre mais avec beaucoup de travail sur moi-même. Ceci est venu avec mon auto-traduction du Jasmin noir, qui était un travail périlleux, parce que là, il fallait affronter mes propres mots.
— Vous avez traduit vous-même Le Jasmin noir vers l’arabe. Avez-vous eu affaire au phénomène du « lost in translation » ?
— Certainement, la traduction me fait perdre certaines choses de la première langue (le français), mais elle m’en fait gagner d’autres dans la deuxième langue (l’arabe). J’ai été amenée à trouver une manière de concilier deux univers totalement différents. Toutefois, j’ai fait cet exercice pour me prouver que suis encore capable d’écrire en arabe, et aussi de surmonter mon surmoi en arabe, sans avoir peur. En outre, Le Jasmin noir est mon premier bébé que je ne pouvais confier à quelqu’un d’autre.
— Le Jasmin noir est traduit en plusieurs langues dont l’anglais, l’espagnol et dernièrement le roumain. Qu’apportent ces traductions à vos écrits ?
— Quand on connaît le contexte de l'édition en Tunisie, on se rend compte que le livre n’a pas beaucoup de chance de quitter les frontières, à moins de l’offrir à quelqu’un ou de l’envoyer par la poste. La traduction permet de donner aux livres d’autres vies. Je la vois comme des ailes qui poussent à mes mots. Elle permet aussi aux autres, qui ne sont pas forcément francophones, de découvrir non seulement l’écrivaine Wafa Ghorbel, mais aussi tout ce qui est derrière elle : sa culture, ses traditions, etc. surtout que mes livres sont réalistes.
— Le milieu culturel tunisien a toujours été lié à la France. Le mouvement nationaliste a adopté les principes du nationalisme et de la Révolution française de 1798. Aujourd’hui, la Tunisie se proclame d’une identité arabo-musulmane, adoptant le slogan « Al-Assala wal Hadatha » (authenticité et modernité). Comment sont accueillies les oeuvres écrites en français, dans ce contexte ?
— Il y a deux catégories de lecteurs : ceux qui sont à la fois francophones et arabophones, et ceux qui sont uniquement arabophones et qui rejettent complètement la francophonie. A mon sens, à partir du moment où on ne maîtrise pas une langue, on la rejette. Cette catégorie ne cesse de répéter toujours la même question : comment cela se fait-il que tu t’exprimes en français, alors que tu es musulmane, arabe et tunisienne ? Je leur réponds alors que le français n’est pas un choix. C’est comme lorsqu’on rêve. On ne choisit pas la langue dans laquelle on fait ses rêves.
Le même groupe de personnes n’hésite pas par la suite à passer à l’idée selon laquelle le français est la langue de l’occupant, et que ce n’est plus l’ère du français maintenant mais plutôt celle de l’anglais. C’est comme si les Anglais n’avaient jamais été des occupants, eux aussi.
La Tunisie est indépendante depuis 1956, je ne suis plus colonisée. Et puis, même si on considérait le français comme ennemi, ce qui n’est pas le cas pour moi puisque j’adore cette langue, et je n’ai aucun complexe, on doit absolument maîtriser la langue de son ennemi pour le comprendre. Je pense que leurs arguments sont fallacieux. En outre, il y a des écrivains francophones qui écrivent mieux que d’autres puisqu’ils réinventent la langue. Le français n’appartient pas qu’à des Français. J’ai mon identité innée, mais aussi je continue à construire mon identité, et elle est en perpétuel développement. Pour revenir à la question de réception, on ne juge pas un livre d’après la langue dans laquelle il est écrit. C’est vrai que cette question revient beaucoup, et elle est légitime, mais il faut dire quand même que je n’ai souffert ni du fait que je sois femme ni du fait que je sois francophone.
— A la dernière édition de la Foire du livre de Tunis (du 28 avril au 7 mai), on a retiré un essai intitulé Le Frankenstein tunisien, critiquant le président Kaïs Saïd. Est-ce le retour de la censure sur la littérature et le cinéma, imposée sous Bin Ali ?
— Je n’ai pas en main tous les détails concernant la réponse à cette question pour pouvoir en parler. Le livre était en vente à la Foire internationale du livre de Sousse et dans les librairies aussi. Sinon, j’aurais dit que c’est de la censure. Selon ce qui a été annoncé par la directrice de la foire, le livre a été retiré parce qu’il n’a pas été déclaré parmi ceux qui devaient être exposés à la foire.
En fin de compte, celui qui cherche le livre peut se le procurer facilement. Ce qui s’est passé lui a forcément fait de la publicité. Le seul point positif dans tout ça c’est d’avoir soulevé tant de questions sur les acquis.
Bio express :
Née à Sfax, Wafa Ghorbel est universitaire, romancière et chanteuse tunisienne. Titulaire d’un doctorat en littérature et civilisation françaises de l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, elle est maître-assistante à l’Université de Tunis-El Manar.
Son premier roman, Le Jasmin noir, a obtenu le prix Comar d’Or-découverte 2016. Ecrit en français, ce roman est traduit en arabe, en anglais, en espagnol et en roumain. Son deuxième roman, Le Tango de la déesse des dunes, a obtenu le prix de la Foire internationale du livre de Tunis 2018, ainsi que le prix CRÉDIF 2018. En matière de musique, elle conçoit des spectacles où s’entremêlent Orient et Occident.
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