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Taïeb Baccouche : Bourguiba croyait, à sa manière, en l’unité arabe

Lamiaa Alsadaty , Jeudi, 06 avril 2023

Le 6 avril, la Tunisie commémore le 23e anniversaire du décès de l’ancien président Habib Bourguiba. Retour sur cette figure emblématique avec Taïeb Baccouche, universitaire, syndicaliste et homme politique, qui lui a consacré un bel ouvrage, publié en arabe et en français.

Taïeb Baccouche

Al-Ahram Hebdo : Pourquoi avez-vous choisi d’écrire un livre sur Bourguiba en ce moment précis ? (Bourguiba tel que je l’ai connu, Révélations d’entretiens à propos de la crise syndicale, aux éditions Leaders, 2022).

Taïeb Baccouche : En réalité, ce n’est pas un livre sur Bourguiba. Ce sont plutôt des discussions que j’avais eues avec lui pendant une période qui s’étale de 1981 à 1984. Les rencontres les plus importantes se sont déroulées vers la deuxième moitié de 1981, juste après mon élection comme secrétaire général de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT). Selon la tradition (depuis l’indépendance), le nouveau secrétaire général devait présenter au chef de l’Etat les 13 membres du bureau exécutif élus au congrès, donc à partir de ce moment-là, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le rencontrer pour défendre la cause de mon prédécesseur, Habib Achour, qui n’a pas été gracié par Bourguiba et, par conséquent, n’a pas pu participer au congrès.

J’étais le rédacteur de la pétition d’une des motions du congrès relatives à ce qu’on appelait la levée de l’exclusive qui a frappé Achour. Ces rencontres n’étaient pas faciles parce que Bourguiba était contre le rétablissement de Habib Achour, mais petit à petit, j’ai réussi à le convaincre. Ce n’est donc pas une biographie de Bourguiba, ce n’est pas non plus un livre d’Histoire, mais c’est une relation de mémoires et de rencontres avec Bourguiba, et des discussions que j’ai eues avec lui en tête-à-tête ou en présence d’autres ministres ou en présence d’autres invités à de diverses occasions. J’enregistrais les détails à chaque fois, le soir même, dans mon journal avant d’aller me coucher. C’est grâce au Covid que j’ai eu le temps d’écrire, surtout que les frontières marocaines ont été fermées pendant 5 mois, et donc je travaillais à distance avec mes collègues de l’Union du Maghreb Arabe (UMA) à Rabat. J’ai profité de l’occasion pour revoir mes archives et mes notes.

—  Bourguiba a placé l’éducation au coeur de son projet politique. Il a même octroyé aux femmes des droits uniques dans le monde arabe. Pensez-vous que la Tunisie d’aujourd’hui s’inscrive dans la lignée de Bourguiba ?

— Bourguiba a suivi une politique progressiste en misant sur l’éducation, la santé, la jeunesse et surtout sur la promotion de la femme. J’estime que ce sont les bases d’un nouvel Etat moderne et moderniste qu’il a voulu créer. Ce sont des acquis dont nous jouissons actuellement malgré les tentatives de régression ou de casser ce processus. D’ailleurs, la remise en question de ces acquis du bourguibisme n’a pas entièrement réussi, puisque les démocrates et les femmes se sont mobilisés pour la contrecarrer. Actuellement, nous traversons une période transitoire où, justement, les différents courants existent. Certains sont contre le bourguibisme. D’autres le défendent.

— Cette période transitoire va durer jusqu’à quand ?

— Il est difficile de juger. Quand j’ai participé au premier gouvernement de transition en 2011, il était question à l’époque d’organiser des élections législatives et présidentielle dans un délai de quelques mois. Selon la Constitution de 1959 mise en place par Bourguiba lui-même, cela devait se faire au bout de quatre mois au maximum, ce qui m’a poussé à accepter un poste ministériel, sinon, je ne l’aurais pas accepté, mais malheureusement, un concours de circonstances a fait que c’est devenu non pas des élections législatives et présidentielle, mais plutôt de Constituante. Et la Constituante devait rester un an. Mais cela n’a pas été respecté non plus. Actuellement, ce que nous traversons est dû au non-respect des engagements initiaux. Je suis certain que si nous avions organisé à l’époque des élections législatives et présidentielle, la Tunisie aurait été mise sur les rails depuis 2011.

— Le 1er septembre 1973, le président Bourguiba a assisté aux cérémonies marquant le 4e anniversaire de la Révolution libyenne. Certains ont prétendu que c’était le jour où il aurait fallu annoncer une fusion totale avec l’Egypte, laquelle n’a jamais abouti car il y avait trop de différences entre le Maghreb et le Machreq. Partagez-vous cette opinion ?

— Ce n’est pas une question d’être d’accord ou pas. Mais une analyse objective des faits historique, politique et sociologique me pousse à penser que l’Egypte s’est toujours tournée vers l’Orient, et non pas vers l’Occident arabe. La preuve c’est que la première union était avec la Syrie, qui a malheureusement échoué. Kadhafi, lui aussi, était tiraillé entre Orient et Occident. Il voulait s’unir avec l’Egypte, surtout qu’il voyait en Nasser un modèle à suivre. Et ce, bien que la Libye soit maghrébine. Bourguiba a une boutade qu’il a dite lorsque l’Egypte a voulu intégrer le Maghreb : le Maghreb s’arrête où s’arrête le couscous. Ce qu’il a dit n’était pas faux à l’époque.

Ne pensez-vous pas que l’Union du Maghreb Arabe (UMA) puisse être un noyau, afin de mettre en place une Union arabe ?

— Dans les circonstances actuelles, je ne le pense pas. Parce que pour qu’il soit un noyau, il faut qu’il réussisse son intégration totale. Or, le Maghreb n’a pas réussi son intégration totale: il y a eu à Marrakech les textes fondateurs lors de la fondation de cette union: on y parle de l’intégration économique, culturelle, éducationnelle, une monnaie unique, etc. Or, cela n’a jamais été réalisé. J’ai personnellement essayé d’avancer dans ce sens, mais dans un cadre plutôt africain, parce que l’Afrique est un continent fort ; le Maghreb est le nord de ce continent. Il se trouve que le Maghreb a des liens étroits avec l’Orient arabe et l’Europe occidentale, notamment avec les cinq pays au nord de la Méditerranée occidentale: l’Espagne, le Portugal, la France, l’Italie et Malte… Le Maghreb est au coeur de cet ensemble: il a des liens continentaux avec l’Afrique et il en fait partie. C’est l’une des Communautés Economiques Régionales (CER) et il fait partie de l’aile occidentale du monde arabe, une position stratégique importante… J’ai essayé donc en intégrant l’UMA dans l’Union Africaine (UA) en 2018. Mais malheureusement, les divergences historiques entre le Maroc et l’Algérie n’ont pas favorisé cette intégration.

— Bourguiba est fondateur, avec son homologue sénégalais Senghor, de l’Agence de la Francophonie (devenue aujourd’hui l’Organisation Internationale de la Francophonie, OIF). S’agissait-il d’une ruse politique destinée à améliorer les relations tendues, à l’époque, avec la France ou bien d’une certaine peur d’être enfermés dans le panarabisme ou le communisme ?

— Peut-être qu’il y a les deux. Bourguiba croyait en l’unité arabe, mais pas de la même manière que Nasser ou Kadhafi. Il croyait en l’unité arabe de manière réfléchie, à même de relever le niveau du citoyen arabe. Donc, il était pour l’unité à l’image de l’Union européenne, dans le respect de spécificité sans esprit de domination, etc. Il voyait en Nasser un dominateur et en Kadhafi un rêveur. C’est pour cela aussi qu’il a contribué à l’UA et à la fondation de l’OIF, surtout qu’une bonne partie de la population parlait par la force des choses le français, à l’instar des pays africains qui étaient occupés par la France. Bourguiba et Senghor voyaient qu’à travers la langue française, ils pouvaient lutter contre le colonialisme et l’hégémonisme, mais aussi par les valeurs de la Révolution française et celles des droits de l’homme. Ils utilisaient d’abord le français pour la lutte, afin d’accéder à l’indépendance, puis à l’ouverture sur le monde.

— Pensez-vous que l’image de la Francophonie d’aujourd’hui corresponde à celle conçue par Bourguiba ?

— Non. Je pense que maintenant, on peut être francophone évidemment, mais on doit rester ouvert sur d’autres langues, d’autres cultures: l’anglais bien entendu, mais aussi le russe, le chinois, etc. Il faut diversifier les langues, les relations économiques et culturelles. Je pense que nous sommes dans une période où le pluralisme culturel et linguistique est plus utile. Il faut que nous, les arabophones, maîtrisions notre langue nationale, mais aussi nous devons être ouverts sur toutes les langues.

Il s’agit d’une transcription d’un entretien téléphonique.

Bio Express

Né en 1944, à Jemmal en Tunisie, Taïeb Baccouche est titulaire d’un doctorat d’Etat en linguistique et d’une agrégation d’arabe (Université Paris-Sorbonne 1980 et 1968). Il a occupé plusieurs postes universitaires dont enseignant-chercheur et professeur de l’enseignement supérieur (1969-2004). En outre, il a occupé des postes-clés en tant qu’homme politique: ministre de l’Education et porte-parole du Conseil des ministres du 17 janvier 2011 au 24 décembre 2011 dans le gouvernement de transition post-révolution, et ministre des Affaires étrangères de Tunisie entre février 2015 et janvier 2016. Il a été secrétaire général de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) de 1981 à 1984 et directeur du journal Echaab de 1981 à 1985. Il a présidé l’Institut des droits de l’homme (ONG régionale) de 1998 à 2011. Depuis le 1er août 2016, Baccouche est secrétaire général de l’Union du Maghreb Arabe (UMA).

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