Al-Ahram Hebdo : Vous mettez souvent l’accent sur le fait que nous vivons un moment de désillusions successives, et que pourtant à chaque élection présidentielle, nous voulons y croire. On espère aussi parfois le retour de l’Etat providence qui, à votre avis, ne nous sauvera pas. La solution ne réside pas, selon vous, non plus dans l’insurrection. Que faire, alors que nous assistons à l’agonie d’une société ?
Eric Sadin: J’ai ditqu’il y a des attentes démesurées, ceci ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’attendre à quelque chose de la part des institutions, des élections ou de la grande politique. Je crois qu’aujourd’hui, on a compris que toute attente démesurée est inappropriée. Toute politique institutionnelle est une politique du général. Il y a une quantité de souffrances, de difficultés et de peines qui sont à l’oeuvre au quotidien et qui relèvent du particulier. C’est donc à chacun de nous de changer la situation, d’être agissant et puis d’essayer de nous atteler à mettre en place d’autres modalités d’existence et d’organisation. C’est l’un des grands enjeux de l’époque, comment s’organiser autrement, comment vivre autrement de façon plus soucieuse de la biosphère et plus mutuellement respectueuse.
— A cet égard, vous proposez de constituer de multiples collectifs, pour réapprendre à vivre ensemble et à mettre en place des modalités d’existence commune. Comment ?
— Les années 2010 ont vu, notamment en Occident, un soutien aux start-up qui visent à marchandiser tous les secteurs de la société. C’est un projet technico-économique que j’ai mis en critique. Les années 2020 ont témoigné de désillusions à l’égard des grandes promesses politiques, et maintenant, il faut trouver un équilibre, c’est-à-dire une politique institutionnelle qui ne soit pas soumise au privé et qui réponde à l’intérêt général. Il n’y a jamais eu autant de saturation et d’aspiration à d’autres modes de vie, c’est très marquant.
Dans le management, les conditions de travail sont de plus en plus coercitives, pilotées, contraignantes. Avec l’inflation qui est à l’aube depuis plus de deux mois, il y a de grandes angoisses, des colères; tout le monde a envie d’autre chose. Aux Etats-Unis, par exemple, il y a le phénomène du « big quit » (la démission massive des Américains). Des gens qui quittent leur travail pour faire autre chose. En Europe aussi, il y a des jeunes qui arrêtent tout, du jour au lendemain, et qui vont dans les campagnes monter des projets. Ce sont un peu les héros de notre temps, qui ont l’audace ou les moyens d’engager une nouvelle aventure, plus conforme à leurs aspirations.
Je trouve que depuis une dizaine d’années, il y a une nouvelle tendance qui vise à restaurer le revenu de base universel qui, en réalité, ne fera qu’entériner les situations ou un modèle, c’est un aveu d’échec sous couvert de bonnes intentions. En revanche, il peut y avoir de l’argent public ou autre pour soutenir des initiatives audacieuses et vertueuses, c’est-à-dire des modalités de travail où s’expriment les compétences de chacun, des collectifs à petite échelle. C’est un grand projet politique, dans tous les champs de la vie, car ce qui nous a causé tant de blessures et de souffrances c’est la grande échelle. Nous avons été dessaisis de notre capacité d’agir; avec l’ère numérique, il y a de plus en plus de systèmes qui décident à notre place, nous orientent, nous pilotent, et ceci nous rend fous, car nous sommes des êtres profondément agissants et dotés de facultés qui ne demandent qu’à s’exprimer. Il faut donc favoriser cet essaimage de collectifs, ou ce que j’appelle le « printemps des collectifs ».
— Mais ceci ne risque pas de fragmenter la société davantage ?
— Au contraire. C’est l’idée de refaire la société de façon moléculaire, par capillarité, à travers des collectifs, des modèles sociaux. C’est la base d’une société plus collaborative, plus active; elle peut nous faire sortir de notre isolement collectif, qui détruit nos psychés. Les logiques libérales n’ont cessé de nous renvoyer à nous-mêmes. Le confinement et le fait de tout effectuer à distance ont confirmé et accéléré cet isolement collectif.
— Que voulez-vous dire exactement en faisant appel à une sécession collective ?
— C’est une sécession avec nos représentations, se défaire de nos habitudes… Ce n’est pas du tout une sécession avec la société. Car depuis une dizaine d’années, nous vivons dans la frustration, le ressentiment, l’insatisfaction ; on est quand même dans des attitudes généralement de passivité, d’attentisme. Les logiques verbales d’aujourd’hui, notamment les réseaux sociaux, donnent l’impression de faire de la politique par des jeux de dénonciation, des jeux d’affirmation de sa propre parole, on sent qu’on est partie prenante des choses, mais la réalité est que ceci ne produit rien. On est dans l’antipolitique, c’est un peu le drame de notre temps, avec une telle dysmétrie entre le verbe et l’action. Nous sommes devenus des êtres qui gazouillent, qui piaffent, mais on ne produit plus rien.
— Le « militantisme » sur la toile, c’est pour vous une sorte de passivité, qui mène à maintenir l’ordre établi au lieu de le bouleverser ?
— J’appellerai cela plutôt de l’expressivité à consonance politique. Ce n’est pas une passivité, c’est une illusion. Illusion de puissance, de l’efficacité du verbe… Ces flux, ces déluges de paroles n’ont aucune valeur pragmatique, mais ils donnent l’illusion d’être agissants. Les gens disent que Twitter est une agora, mais de qui se moque-t-on? L’agora est un espace public où l’on échange, en vue de décider et passer à l’action. Or, Twitter est une boîte privée, et on n’y décide rien. C’est un défouloir. Donc, bravo l’industrie du numérique d’avoir créé des interfaces donnant l’illusion de l’ivresse de soi! Chacun se croit l’individu tout puissant.
— Mais les soulèvements du Printemps arabe, à titre d’exemple, ont commencé par un appel sur la toile, puis les gens sont descendus dans les rues, ils sont passés à l’action …
— Oui c’était en 2011, donc il y a plus de 10 ans. Ce n’est plus la même période. A cette époque, il y a eu un phénomène de circulation informationnelle, des événements largement diffusés à travers les réseaux sociaux, qui étaient des outils de mobilisation, à un moment où il y avait une saturation, à l’égard des régimes au pouvoir dans le monde arabe. Plus tard, on est revenu sur cette idée de « révolution Facebook », et on a fini par constater que les réseaux sociaux étaient des leviers parmi d’autres. Aujourd’hui, on n’est pas dans cet échos-là.
— On a vu, ces dernières années, au Moyen-Orient, en France, comme ailleurs, la colère qui explose dans les rues, les mobilisations sur la toile pour exprimer son mécontentement, mais vous, vous privilégiez la voie de l’interposition plutôt que celle de la contestation. Vous jugez aussi que ces manifestations de la colère sont en lien avec ce que vous appelez l’individu tyran. Expliquez-vous …
— L’individu tyran relève d’un ensemble de facteurs. Ces dernières décennies, les individus s’étaient épris d’eux-mêmes, au profit de logiques supranationales, Le politique aussi a été dessaisi de ses prérogatives, au profit du primat de l’économique.
Ceci est rentré en télescopage avec l’extrême individualisation de la société. L’avènement d’Internet, des smartphones, des réseaux sociaux a donné le sentiment à un très grand nombre d’individus d’être davantage acteurs de leur vie, grâce aux instruments qu’ils utilisent. Ils n’ont plus les mêmes représentations de soi.
— L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle (éd. L’Echappée) est le titre de l’un de vos ouvrages où vous évoquez un monde inféodé par le néolibéralisme et le pouvoir des GAFA ou les Grands de la Silicon Valley …
— C’est l’un des enjeux du siècle. Ces technologies ne cessent d’évoluer, de se développer continuellement, et ce qui caractérise l’intelligence artificielle est qu’elle a une double fonctionnalité: interpréter toutes sortes de situations en temps réel, et nous recommander en retour. C’est une puissance de prescriptions, de nous dire des équations et de nous conformer en conséquence. L’IA instaure une société hyper optimisée et une marchandisation intégrale de la vie.
— C’est du capitalisme poussé? Sa dérive la plus monstrueuse ?
— C’est ce que j’appelle le techno-libéralisme, c’est-à-dire un libéralisme qui n’est plus entravé par aucune limite. C’est l’aboutissement de ce que j’ai appelé « l’assistanat algorithmique » de la vie. C’est-à-dire des spectres qui nous accompagnent continuellement, en vue de suggérer de façon très habile de nouvelles modalités managériales. Donc, il faut y faire attention et s’interposer, pour ne pas être réduits à des robots de chair et de sang. Car ce n’est pas un modèle de société qui fait rêver.
Bio Express :
Né en 1973, Eric Sadin explore certaines mutations décisives du monde numérique. Il a commencé à se faire connaître en publiant en 2009 son livre, Surveillance globale : enquête sur les nouvelles formes de contrôle. Il est suivi notamment par trois références servant à mieux comprendre l’évolution de l’ère numérique : La vie algorithmique: critique de la raison numérique (2015), La Siliconisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique (2016) et L’intelligence artificielle ou L’enjeu du siècle (2018), parus tous aux éditions L’Echappée. Ses deux derniers livres en date sont L’ère de l’individu tyran : la fin d’un monde commun (2020, Grasset), et Faire sécession: une politique de nous-mêmes (2021, L’Echappée).
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