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Eve de Dampierre-Noiray : La connaissance d’autres langues peut aider à éviter le pire

Rasha Hanafy , Mercredi, 13 avril 2022

A l’occasion de sa participation à une série de rencontres tenues récemment à l’Université du Caire, Eve de Dampierre-Noiray, maître de conférences à l’Université Bordeaux Montaigne, s’exprime sur ses interventions, son principal ouvrage et sa passion pour le dialecte égyptien. Entretien.

Eve de Dampierre-Noiray

Al-Ahram Hebdo : Votre intervention dans le cadre de la Journée d’hommage, à l’Université du Caire, dédiée à Amina Rachid, professeure de littérature comparée, disparue en 2021, avait pour titre «  Placer sa vie dans une langue étrangère : La littérature comparée comme éthique de vie et sens de l’humour dans la poésie d’Iman Mersal ». Pourriez-vous développer un peu l’idée de votre choix ?

Eve de Dampierre-Noiray: J’ai donné plusieurs conférences dans le cadre du séminaire sur la littérature comparée organisé par le département de français à la faculté des lettres de l’Université du Caire. L’une sur la traduction de la littérature arabe vers le français, l’autre sur la critique des représentations ethnocentristes et coloniales avant le XXe siècle et après. J’ai fait également une intervention (dans le cadre d’une table ronde sur l’écriture du déracinement) consacrée à la référence homérique chez Mahmoud Darwich.

Puis, j’ai voulu participer à cette Journée d’hommage dédiée à la professeure Amina Rachid, mais en lui reliant directement mon propos, bien entendu. Or, je l’ai beaucoup appréciée, mais peu connue, bien qu’elle ait fait partie de mon jury de thèse. Et comme je sais qu’elle était liée à Iman Mersal et que je travaille sur les textes de cette dernière, j’ai opté pour ce choix. Elles ont eu en commun un intérêt pour la littérature comparée, et d’autres préoccupations politiques et poétiques, j’ai choisi de développer ces quelques pistes. Il s’agissait, à partir de certains poèmes d’Iman Mersal écrits entre 1995 et 2013, dont le poème Amina, de montrer comment le comparatisme peut se définir comme une approche poétique et humoristique de la vie entre deux lieux.

— Amina Rachid était membre du jury de votre soutenance de thèse, en 2006, sur la transformation de l’Egypte dans les récits égyptiens et européens. Est-ce qu’elle a eu une influence sur votre parcours académique dans le domaine de la littérature comparée ?

— Sa présence lors de ma soutenance, ses conseils et nos discussions avant ce jour-là, et pendant, ont été très éclairants. Amina Rachid m’a fait l’honneur d’une lecture à la fois très attentive et très constructive de mon travail. Et les nombreuses annotations qu’elle y a glissées, ainsi que les notes qu’elle m’a données après la soutenance, m’ont beaucoup aidée au moment de la transformation de la thèse en un livre (De l’Egypte à la fiction, paru chez Classiques Garnier en 2014), et en particulier pour comprendre de manière plus nuancée, plus complexe, plus critique aussi, certains des textes sur lesquels j’avais travaillé (de Naguib Mahfouz ou d’Ibrahim Aslan notamment) et le rapport européen et oriental à un héritage culturel égyptien.

— Qu’est-ce qui vous a attirée vers la langue arabe en général , et le dialecte égyptien en particulier ?

— Ce qui m’a attirée d’abord a été le dialecte égyptien, que j’ai entendu lors d’un séjour touristique en Egypte en 1997. Cette langue et ses sons sonnaient familièrement à mes oreilles, je ne l’avais jamais entendue auparavant, mais elle m’attirait avec une force étrange, comme une langue jadis sue puis ensevelie, et qui refaisait surface. J’ai donc décidé d’apprendre à parler, car je me sentais exclue de ces choses qui se disaient en arabe et que je devais comprendre. Je n’ai pas d’origine arabe, ni en Orient, ni au Maghreb, personne dans ma famille ne parlait cette langue, sauf un lointain ancêtre qui avait écrit une somme érudite sur la Syrie, (je l’ai appris bien après). J’ai rencontré aussi, bien plus tard, une tante éloignée, qui s’était mariée à un Tunisien dans les années 1950 et convertie à l’islam, mais aussi à la langue arabe, dans laquelle elle écrivait de la poésie en arabe classique.

Très vite, c’est grâce à la très regrettée Hoda Ayoub, qui enseignait l’arabe à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) à Paris (qui n’a jamais été ma professeure directe, mais une amie et une protectrice), que je suis allée au Caire, l’été 1998 d’abord, puis l’année 1999-2000, pour faire le DEAC, excellente école pour l’apprentissage de l’arabe, dialecte, presse et classique, que les Français ont la chance d’avoir.

Puis, dans les années suivantes, pour y vivre et y faire mon « terrain » de thèse (recherches, entretiens, apprentissage du Caire et d’Alexandrie, cours d’arabe classique). Entre 2000 et 2004, j’ai habité la plus grande partie du temps au Caire, le reste du temps à Paris.

— Dans votre ouvrage De l’Egypte à la fiction, publié en 2013, vous étudiez comment des récits d’écrivains égyptiens, arabophones ou francophones, et européens, représentent les transformations de l’Egypte entre 1920 et 1970. C’est le texte remanié de votre thèse de doctorat. Quelles étaient les circonstances de la publication ?

— Après ma thèse, j’ai eu un poste à l’université, et diverses occupations de ma vie ont retardé mon projet de publication. Au bout de quelques années, il est difficile de publier une thèse telle quelle, surtout quand elle est liée à l’histoire contemporaine. Lorsque j’ai entrepris la réécriture dans le cadre d’un essai, pour lequel Lucie Campos, directrice de la collection Littérature et politique des Classiques Garnier, m’a accompagnée, à travers un vrai travail d’édition et de remaniement dans lequel elle m’orientait, la Révolution égyptienne de 2011 avait eu lieu. Beaucoup de choses avaient changé. Mais ces bouleversements rendaient plus vives aussi certaines des questions posées, à travers les textes littéraires, dans cette thèse, notamment la question de la réappropriation de l’Egypte par son peuple. Et quand la rédaction du livre a été finie, en 2013, les choses ont de nouveau changé avec le soutien d’une partie de l’Occident au nouveau régime, en dépit du processus démocratique qui avait accompagné le précédent. Il m’a semblé que les choses n’en finiraient jamais de changer, et que, par ailleurs, mon travail n’était pas celui d’un journaliste. Mon travail était d’évoquer et d’éclairer la manière dont les récits écrits par un ensemble d’écrivains très divers, égyptiens et européens, avaient pu prendre en charge et raconter différents moments de transformation du pays, et la perception, toute subjective et souvent poétique aussi, qu’ils en avaient eue. Cela pouvait avoir un sens, même si les événements politiques, eux, poursuivaient cette transformation.

— La littérature comparée traite de plusieurs cultures, littératures et langues. Il en est de même pour la traduction. Pourrait-on s’en servir pour mettre un terme aux malentendus ?

— Je crois que la connaissance d’autres langues, la joie de les parler (car c’est une joie), l’intérêt pour ce que les autres peuvent apporter avec eux (et non pas seulement pour la manière dont nous pouvons les plier à nos habitudes culturelles, en les forçant à oublier les leurs), la lucidité quant à nos propres mécanismes de représentation et, enfin, la connaissance des textes des autres, à travers la traduction, tout cela peut aider à éviter le pire .

Bio Express

Eve de Dampierre-Noiray est maître de conférences en littérature comparée à l’Université Bordeaux Montaigne (UBM). Ses travaux portent sur les littératures européennes et arabes des XXe-XXIe siècles (domaines français, arabe, italien et anglais), en particulier sur la critique des représentations coloniales et les enjeux de la fiction en contexte postcolonial, la poésie arabe contemporaine (oeuvre de Mahmoud Darwich, poésie égyptienne et syrienne XXe-XXIe siècles) et la traduction. Elle a publié De l’Egypte à la fiction (Classiques Garnier, 2014, prix Diane Potier-Boès de l’Académie française, 2015) et, avec Carole Boidin et Emilie Picherot, Formes de l’action poétique (Atlande, 2016). Elle est rattachée à l’équipe de recherches Plurielles (UBM), ainsi qu’au réseau de chercheurs LGC-MA (Littérature Générale et Comparée-Monde Arabe).

Journée d’hommage à Amina Rachid

Le département de français à la faculté des lettres de l’Université du Caire a organisé, le 26 mars dernier, une journée d’hommage à Amina Rachid (1938-2021), éminente professeure de littérature comparée. Rania Fathi, directrice du département, et Youssef Sherif, recteur de la faculté des lettres, ont inauguré la journée. De nombreux professeurs y ont participé, comme Khaïri Doma, Lamiss Al-Naqqache, Randa Sabri, Eve De Dampierre-Noiray, Iman Sayed et Salma Mobarak. La journée s’est achevée par un récital.

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