Pendant plus de six mois, Mohamad Al-Makhzangui avait beaucoup de difficultés à écrire. Le confinement, notamment au début de la crise sanitaire, ne pouvait que lui déplaire, ayant normalement l’habitude de se promener en plein air et de travailler dans les lieux publics. Puis enfin, il a accouché d’une première nouvelle intitulée Chahiq Amiq Zafir Mertah (inspiration profonde, expiration réconfortante), où il fait état d’un père qui retrouve ses enfants après une longue absence, et à cause de la pandémie, il les accueille à l’aéroport, muni de son masque, sans pouvoir les prendre dans ses bras. L’idée lui torturait l’esprit, alors, il a décidé d’un coup de se prêter avec ses enfants à un « jeu d’accolades », les invitant devant tout le monde à respirer profondément, à s’embrasser fort, puis à lâcher-prise en poussant un long soupir. Ils avaient l’air d’artistes interprétant leur show, sous les rires et les acclamations du public.
A sa manière, l’écrivain, à l’origine médecin de formation, marie merveilleusement les réalités scientifiques et la création littéraire. Il est capable de passer des heures à expliquer l’effet thérapeutique de la respiration quant au soulagement de certaines douleurs. Le père, dont il s’agit dans la nouvelle, est un septuagénaire très attaché à ses deux enfants, tout comme l’auteur lui-même. D’ailleurs, on le retrouve à bien des égards, mais différemment, au long du recueil Raq Al-Habib (mon bien-aimé est venu me voir), dont fait partie cette nouvelle. On l’identifie également dans la dernière nouvelle du recueil, où il s’agit d’un psychiatre qui accompagne ses patients en toute douceur, notamment celui qui se prend pour le célèbre compositeur Mohamad Al-Qassabgui, qui a mis en musique la chanson d’Oum Kalsoum Raq Al-Habib, à laquelle est emprunté le titre de la nouvelle et de tout l’ouvrage.
Dans d’autres histoires aussi, il est question de malades qu’il a dû rencontrer à l’asile, alors qu’il exerçait encore, tel le héros de la nouvelle Al-Sémélate (blocs de béton horizontaux sur lesquels reposent les murs porteurs). Celui-ci est un maniaque, hanté par une peur excessive que les maisons peuvent s’effondrer sur leurs habitants, alors il passe son temps à vérifier que les fondations sont assez solides.
A plusieurs endroits du livre, l’écrivain partage ses opinions sur la normalité psychologique et sur la folie : « Les individus restent normaux, même si parfois excentriques, tant qu’ils ne nuisent pas aux autres ». « Les fous ne se trouvent pas dans les asiles psychiatriques. Les vrais psychopathes vivent dehors, en toute liberté, et font subir leur méchanceté aux autres, sans stigmatisation, ni dissuasion. Il y a tant de mégalomanes, de narcissiques pervers, qui oppressent leur entourage et leur font payer le prix cher ». Il évoque souvent les êtres qui se réduisent à des « ombres », sous le poids d’une perte ou d’une souffrance. Parfois, ce ne sont pas seulement les personnes qui pâtissent, mais aussi des endroits qui ont subi des changements atroces, comme il le décrit habilement dans sa nouvelle Nohoud Al-Raml (seins de sable). Ce site de l’oasis de Qalabcho (dans le Delta), qu’il a découvert durant l’adolescence, est devenu méconnaissable. Il a été affecté, lui aussi, par la méchanceté des autres.
Vivre en solitaire
Al-Makhzangui tient à aborder des thématiques qui lui tiennent à coeur. Il n’aime pas trop ranger les oeuvres dans des cases, et répète souvent qu’il est à un moment de sa vie où il se soucie peu de la catégorisation des formats, enclins plutôt à des fins commerciales. Ainsi, il se plaît à transcender les genres. Tout ce qui compte pour lui c’est de raconter, peu importe la forme narrative. Obsédé par le désir de raconter et par l’âge qui l’urge à le faire, il se laisse aller, offrant beaucoup de lui-même sur papier. N’empêche qu’il parvient à camoufler les traits personnels par l’adresse de l’écrivain, étant considéré comme l’un des meilleurs nouvellistes du monde arabe. Il nous emporte par la concentration et l’intensité de l’action, par le caractère insolite des événements contés, par sa sincérité rebelle. Car c’est un véritable enfant aux cheveux gris. « Tu aimes bien la présence agréable des gens tout autour, sans qu’ils interfèrent dans ta vie privée. Tu rencontres un nombre limité d’amis et tu appelles très peu de connaissances. Ta famille et ta maison restent ton havre de paix. Un désir de retrait ? De l’isolation ? Pourquoi pas ? Ceci ne me terrifie pas », dit-il, livrant une sorte de monologue intérieur dans Qamar wa Nogoum Haress Al-Layl Al-Darrir (la lune et les étoiles du gardien de nuit aveugle).
Pourtant, l’écrivain septuagénaire qui apprécie la vie en retrait n’est pas en rupture avec le temps et ses diktats. Il a hâte de suivre le rythme de l’âge numérique et s’y adapte, soulignant que la novella, format à mi-chemin entre la nouvelle et le roman, répond à une société pressée mais exigeante en termes de qualité. Il en est l’un des précurseurs en arabe.
Raq Al-Habib (mon bien-aimé est venu me voir) de Mohamad Al-Makhzangui, aux éditions Al-Shorouk, 2021, 168 pages.
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