Al-Ahram Hebdo : Votre ville natale, Mansoura, demeure très présente dans votre oeuvre. Comment a-t-elle façonné l’écrivain que vous êtes ?
Mohamad Al-Makhzangui : Celui qui a grandi dans cette ville, autrefois belle, tout au long du fleuve et a côtoyé ses habitants bienveillants doit rester nostalgique quant à son souvenir. L’écrivain Mohamad Hussein Heikal l’a décrite comme étant le Paris de l’Orient. Durant mon enfance, elle était une ville cosmopolite rassemblant des races et des religions différentes, ce qui lui a conféré un esprit d’ouverture et des charmes variés. J’ai connu au cours de mon enfance et mon adolescence des aspects d’élégance, au quotidien comme dans la culture. J’en ai été profondément marqué : ses parcs, ses cinémas multiples, les activités musicales, la rue des artistes ; son dynamisme culturel et scientifique a formé de grandes figures de la vie intellectuelle.
Dans ses cafés spacieux et ses barques, j’ai appris le plaisir d’écrire en plein air. Je me souviens de la terrasse du café Andrea, au pied du Nil, et de l’Eucalyptus géant qui se dressait juste en face, sous lequel se recueillaient l’écrivain Ahmad Hassan Al-Zayate, fondateur de la revue Al-Ressala (le message), ainsi que les poètes Ali Mahmoud Taha, Saleh Gawdat et Ibrahim Nagui. J’y suis resté jusqu’à l’âge de 38 ans ; durant tout ce temps, l’Egypte pour moi était Mansoura, la terre de mes rêves.
Malheureusement, la ville s’est enlaidie. Quand j’y retourne, je ne sors que tard la nuit ou tôt le matin, à la recherche des ruines de mes rêves ! C’est une histoire que je n’ai pas encore écrite !
— Comment s’est épanoui le talent littéraire de Mohamad Al-Makhzangui durant ses années de jeunesse ?
— Il me semble que j’ai été influencé par mon père, qui n’était pas très loquace, mais qui envoûtait lorsqu’il parlait. C’était un homme gentil, un artiste et un innovateur silencieux. Je vivais sur un nuage. Je méditais, rêvassais en solo. Cela m’emplissait de plaisir. A l’école, bien que brillant, je choisissais de m’assoir toujours aux derniers rangs, à côté de la fenêtre, donnant sur les champs, afin de contempler les arbres et les oiseaux et m’envoler très loin. Souvent pris de court par le professeur, je ne pouvais pas répondre à ses questions. Et vu qu’on était sûr que j’étais suffisamment intelligent, on avait pensé que j’avais un problème auditif. J’ai été examiné au dispensaire de l’école et le médecin a confirmé que tout allait bien.
Les instituteurs, tendres et clairvoyants, me répétaient la question, sans rien me reprocher. Je pense que toute création humaine est tout d’abord le fruit d’un rêve, la culture vient après. Avec d’autres enfants, je fréquentais régulièrement la bibliothèque publique de Mansoura, donnant sur le Nil. C’était un magnifique édifice, en bois, de deux étages. Je me rappelle toujours le bruit de nos pas sur les marches de l’escalier et sur le parterre en bois de la salle de lecture.
J’ai été initié à la culture, dans cette bibliothèque, à commencer par la lecture des contes de la « Bibliothèque verte », en passant par les grands ouvrages scientifiques et ceux sur la nature ou la faune et la flore, notamment les livres de l’édition Dar Al-Maaref sur les oiseaux et les animaux.
En troisième année préparatoire, j’ai lu le roman Ana Al-Chaab (je suis le peuple) de Mohamad Farid Abou-Hadid, ainsi que d’autres oeuvres de Tchekhov et Tourgueniev. J’étais également le champion de l’équipe de gymnastique du gouvernorat de Daqahliya et j’ai remporté le tournoi des écoles qui s’est tenu au Caire cette année-là. Mes promenades autour de l’auberge, où nous avons été logés à Ataba, m’ont conduit vers les célèbres bouquinistes d’Ezbékiyeh. Là-bas, j’ai acheté trois volumes sur la littérature russe, traitant de l’oeuvre de Tourgueniev, Tchekhov et Gorki, traduits vers l’arabe, lesquels m’ont amené vers Dostoïevski, Tolstoï et Lermontov. Puis, ce fut le tour des grands classiques de la littérature européenne et américaine.
J’ai passé ensuite aux écrivains égyptiens des années 1960 et j’ai été notamment épris de l’oeuvre de Youssef Idriss.
Jusqu’à nos jours, je préfère d’ailleurs la lecture à l’écriture. Je compare souvent la lecture au plaisir de l’amour et l’écriture à la souffrance de l’accouchement.
Plus tard, à la faculté de médecine, je participais aux revues étudiantes, faisant part de mes opinions assez critiques à l’égard des événements en cours. Je signais également des textes littéraires ; mes écrits et mes prises de position opposées au régime m’ont valu des années de prison sous Sadate.
— Vos écrits sont assez allégoriques, un mélange d’imaginaire, d’insolite et de réalisme. Qu’en dites-vous ?
— Je crois que je suis un écrivain très réaliste. A mon sens, le réel implique une part de symbolique, de philosophique et d’imaginaire. C’est la raison pour laquelle j’estime que le concept de réalisme magique est très révélateur et profond. Car il traduit la magie qui enveloppe le monde réel et le vécu.
La culture scientifique a développé ma sensibilité quant à la magie des choses et l’aspect romantique de la réalité. Je crois que tous les personnages réels portent en eux des trésors dramatiques, de la poésie, de la musique et beaucoup d’émotions.
Le réalisme est un courant littéraire qui perdurera tant que la vie continue. Les différentes découvertes scientifiques détectent la magie dans tout ce qui est vivant.
— Vous êtes un maître incontesté de l’art de la nouvelle, parfois, vous poussez un peu la longueur pour en faire des novellas et d’autres fois vous optez pour des formats plus courts. Vous avez publié deux oeuvres à succès qui appartiennent au genre. A savoir : Piano Fatma et Al-Bahs ane Hayawane Ramzi lel Bilad (à la recherche d’un animal symbolique pour le pays). Qu’est-ce qui vous attire particulièrement vers ce format ?
— La novella est un roman assez court, et moi, en tant que lecteur, j’en suis fasciné, donc c’est normal qu’elle me séduit comme écrivain. Historiquement, on a tendance à omettre que certaines oeuvres signées par de très grands noms appartiennent à cette catégorie. Une bonne part de ce qu’a écrit Tchekhov peut être considérée comme des novellas. Certaines oeuvres éternelles de Dostoïevski appartiennent à ce genre littéraire. L’un des meilleurs romans de Gabriel Garcia Marquez, Chronique d’une mort annoncée, est en fait une novella. La littérature égyptienne compte aussi de merveilleuses novellas, comme Le Soldat noir et Le Tabou. La novella est l’avenir du roman, c’est inéluctable ; ce sera un fait accompli qu’imposera la réalité des choses.
— Vos écrits sont influencés par votre carrière de psychiatre qui a duré 12 ans. Pourquoi avez-vous décidé d’abandonner la médecine et de vous consacrer entièrement à l’écriture ?
— Tout ce que je fais dans la vie, je le fais avec l’esprit d’amateur. Je suis terrifié par le professionnalisme qui peut emprisonner l’âme, brider l’imagination et limiter les savoirs. Au moment même où j’étais sur le point de devenir psychiatre professionnel et qu’il fallait faire un choix décisif, je me suis posé la question : pourrais-je vivre sans exercer la psychiatrie ? Et la réponse fut affirmative.
Puis, je me suis interrogé par la suite : pourrais-je vivre sans lire ni écrire ? Et la réponse fut un non catégorique. J’ai également constaté que je ne pourrais pas combiner les deux carrières, car chacune exige de mettre beaucoup de soi-même. Et j’ai murmuré à moi-même qu’il était très difficile.
J’ai donc décidé d’abandonner la psychiatrie, aidé par l’offre intéressante que m’a proposée la revue culturelle Al-Arabi (ndlr : revue mensuelle éditée au Koweït).
— Pourquoi plusieurs parmi vos personnages souffrent-ils de maladies mentales ?
— Ceci n’est pas très exact. Je n’aime pas trop parler de psychopathes ou de malades mentaux, car je suis convaincu qu’en psychiatrie la normalité est difficile à définir et varie d’un contexte à l’autre. Souvent, certaines pathologies peuvent être dues à des crises passagères, même s’il est question d’hallucinations ou de délires.
Pendant la période où j’exerçais en tant que psychiatre, j’ai croisé plusieurs personnes qui passaient par des moments difficiles et qui ont été diagnostiquées comme schizophrènes ou autres, mais elles ont fini par se rétablir. Quelque part, un bon psychiatre doit, à mon avis, avoir des tendances artistiques ou littéraires, être de nature méditative, pour plonger aux tréfonds des êtres humains. Ceci paraît clairement dans deux nouvelles de mon dernier recueil Raq Al-Habib (mon bien-aimé est venu me voir).
La rue du Nil à Mansoura, 1958.
— Pourquoi dans ce recueil justement était-il souvent question de chagrin et de douleur ?
— En préparant la publication de ces nouvelles, j’ai découvert qu’elles tournaient essentiellement autour de la perte et de la consolation. Quand j’écris, je ne sais pas où l’écriture va me mener, mais il est évident que dans ce recueil, j’étais très préoccupé par la perte, au sens large, perte de la santé, de la liberté, de l’amour, etc. J’ai réalisé que la consolation émane de la douleur de la perte, de l’affliction. C’est tout un mécanisme spontané qui nous permet de survivre, sinon on allait tous succomber au nihilisme et au suicide.
Dans Hallaq Saybiriya (le barbier de Sibérie), j’ai discuté entre autres le droit à la mort naturelle, lorsqu’on souffre de maladies incurables. Le droit à la mort naturelle est totalement différent de l’euthanasie qui est une sorte de suicide par intervention médicale, qui n’est pas approuvée dans plusieurs pays.
Je pense qu’un patient a le droit de refuser d’être placé sous ventilation invasive, car (…) le fait d’essayer à tout prix de prolonger la vie d’un malade au stade terminal relève de la torture et de l’humiliation (…).
Dans Nohoud Al-Raml (seins de sable), je m’attarde sur les changements atroces survenus à l’oasis de Qalabcho, au nord-ouest de Daqahliya, près de la Méditerranée. J’avais visité ce site en faisant du scoutisme et j’ai été fasciné par sa splendeur naturelle, avec ses dunes de sable et ses palmiers qui poussent sur l’eau de pluie. Cette beauté a été détruite comme pas mal d’autres choses à cause de la cupidité des gens.
— Vous défendez souvent l’environnement et les causes écologiques à travers vos écrits. En quelque sorte, vous défendez notre droit à la vie, les êtres humains mais aussi les animaux et les plantes ...
— J’ai vécu le désastre de Tchernobyl, et ceci m’a alerté et a exacerbé ma sensibilité quant à ce genre de sujets. J’ai abordé ce désastre écologique dans mon livre Gharaq Gazirate Al-Houte (l’immersion de l’île de la baleine), que j’ai fini d’écrire en 1988 et qui a été publié en 1993. Cet ouvrage annonçait en quelque sorte la percée du roman basé sur des faits réels, mêlant enquête journalistique et narration. Et ce, bien avant que l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievich ne reçoive le prix Nobel en 2015 pour son roman Chernobyl Prayer. Elle a commencé à collecter le matériel et les récits nécessaires à son ouvrage en 1999, c’est-à-dire 6 ans après la sortie de mon livre.
Je dis ce que j’ai à dire, même si je ne suis pas optimiste quant aux agissements des grands truands de ce monde qui continuent à détruire l’environnement, de par leur avidité, aidés par l’aveuglement des pauvres déshérités. (…) C’est un cercle vicieux, et le résultat en est souvent un plus grand déséquilibre écologique qui nuit à la terre dont on ne peut pas se passer, même avec la conquête de l’espace !
Je suis d’accord avec les savants jugeant que la pandémie actuelle est provoquée par les multiples violations perpétrées par les hommes. Ceux-ci ne cessent de porter atteinte à l’équilibre fragile de notre belle planète.
— Quels sont vos projets à venir ?
— Cette question me terrifie et lorsque j’y réponds, je ne suis jamais sûr de la réponse. Je suis un écrivain qui ne connaît pas le travail organisé et planifié ; je me laisse guider par mes émotions, même lorsqu’il s’agit de rédiger des articles scientifiques. J’ai beaucoup de matières prêtes à être publiées, et beaucoup encore à achever. Je suis, par contre, peu confiant quant à mes sautes d’humeur, aux fluctuations d’énergie et à l’environnement général.
Je ne conçois pas l’écriture comme l’équivalent d’une vie, tel que le répètent certains écrivains, car la vie est beaucoup plus vaste et précieuse. La mort fait partie de la vie et y tient un rôle solennel. L’écriture est l’ombre d’une herbe dans une terre qui abonde de vie, celle d’un oiseau volant ou d’un nuage traversant le ciel. Attendons alors que les oiseaux et les nuages passent.
*La version originale de cet entretien a été publiée en arabe au quotidien Al-Ahram.
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