« Ostaz » est le titre arabe pour désigner le mot maître. Au-delà de tous les titres honoraires reçus, c’est le titre qui convient à merveille afin de décrire Amina Rachid qui vient de disparaître, après une brève crise de santé. En fait, « Ostaz » n’est pas un simple professeur, même éminent soit-il, mais ceci s’emploie plutôt ici dans le sens qui lui était donné durant le siècle des lumières, c’est-à-dire un maître érudit, dont l’énorme savoir n’a pour but que de communiquer avec l’autre, l’aider à trouver sa propre voie. Et pourquoi pas tendre la main vers l’autre pour rêver de changer le monde ?
Les témoignages et souvenirs qui se sont précipités sur les réseaux sociaux, ces derniers jours, le prouvent. Car l’aura de la professeure et intellectuelle de gauche que représente Amina dépasse les cercles d’amis, d’académiciens en Egypte comme dans le monde francophone. Elle a des disciples par centaines parmi les étudiants et chercheurs, y compris ceux avec lesquels elle n’a jamais eu de rapport direct. Combien de fois a-t-on entendu le même commentaire : « Elle ne m’a pas enseigné, mais sa personne m’a profondément marqué » ? Peut-on parler ici de « l’effet Amina » qui va au-delà des différences pour apprivoiser l’autre et gagner tout simplement son coeur ?
Ici, on est tout à fait dans la logique contraire de la tradition « arabe » visant à rendre hommage aux grandes figures après leur décès. Car du vivant d’Amina Rachid, un certain nombre de recherches lui ont été offertes pour célébrer son 75e anniversaire. De plus, deux livres sont sortis pour lui rendre hommage. Le premier Mélanges, textes édités et présentés par Randa Sabry et Rania Fathi, aux éditions cairotes Al-Aïn, en 2010 ; et le second s’intitule Amina Rachid ou la traversée vers l’autre, par Salma Moubarak, aux éditions de l’Institut du Monde Arabe (IMA), en 2020, dans la collection Cent et un livres. Celui-ci est réalisé en collaboration avec le Prix Roi Fayçal pour rendre hommage à 101 penseurs, artistes et écrivains qui ont joué le rôle de médiateur entre les deux rives de la Méditerranée.
La traversée vers l’autre
Professeure de littérature comparée et de littérature et arts à l’Université du Caire, faculté de lettres, Salma Moubarak, qui a été une étudiante d’Amina Rachid, puis sa collègue dans le Département de Langue et de Littérature Françaises (DLLF), et surtout grande amie de la professeure disparue, a réussi à trouver l’essence de la personne d’Amina Rachid à travers l’idée de la traversée vers l’autre et le titre du livre. Salma Moubarak place la richesse de l’itinéraire de cette professeure, activiste, militante de gauche, comparatiste, sous le signe de la médiation et de traversées. C’est sans doute son choix du comparatisme qui consiste à aller au-delà des frontières, à observer les différences pour pouvoir les dépasser. « L’engagement d’Amina Rachid se manifeste dans son travail d’enseignante à l’Université du Caire. L’enseignement pour elle n’est pas un métier, mais une expérience humaine d’enrichissement mutuel, une conviction que le changement est possible et que l’on peut y contribuer. Enseigner c’est avoir ce contact avec autrui », écrit Moubarak, en citant Rachid : « On a besoin de contact, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai eu envie de rentrer en Egypte. La recherche compte beaucoup pour moi, mais je me demande si j’aurais pu vivre sans enseigner ».
Ce courage de franchir les frontières, Amina Rachid l’a toujours pratiqué, pour être toujours à l’image de ses convictions. La conscience aigüe des classes l’a marquée très prématurément, elle, qui appartient à une famille de la grande bourgeoisie égyptienne, petite-fille d’Ismaïl Sedqi pacha, premier ministre à l’époque du roi Farouq. Après ses études de bac en 1954, elle décide d’adopter le communisme « comme système de vie et voie de la révolution ». On entend sa voix dire, dans le livre de Salma Moubarak : « La condition de ma famille se dégradait à cause des lois de la réforme agraire. Et ma vie s’est divisée : une part de moi était heureuse des promesses du changement, et l’autre regardait la ruine de ce que j’aimais ; et franchement, j’étais plutôt attachée à la première moitié ».
L’intellectuelle organique
Dans les années 1980, consciente du rôle de l’intellectuel organique, Amina Rachid commence à se forger une place dans la vie publique. D’abord, elle devient membre fondateur du Comité de la défense de la culture nationale, premier regroupement d’intellectuels égyptiens opposés aux accords de paix conclus entre l’Egypte et Israël. Puis, elle constitue avec des enseignants de diverses facultés le Groupe du 9 mars pour l’indépendance des universités.
Combien de grilles Amina a-t-elle franchi pendant son parcours, sans jamais s’enfermer dans les carcans idéologiques, sans jamais exclure l’autre, le différent, étant donné que sa conviction primordiale est « l’humain avant tout » ?! Dans un témoignage de son feu mari et compagnon de route Sayed Al-Bahrawi, il explique : « L’amitié pour Amina ne signifie pas être d’accord sur tous les sujets. Il suffit pour elle de s’entendre sur certains sujets humains et intimes et que chacun garde ses convictions et trouve ses moyens de les réaliser ». Aujourd’hui, l’amour qui lui est éprouvé dépasse sans doute toutes les frontières.
Témoignages
« Elle est toujours à l’écoute. La perspicacité de son analyse dans ses travaux de recherche, je la ressens également lorsqu’elle commente le mal-être ou les déceptions de la vie. Aux moments difficiles, elle me dit tendrement et avec beaucoup de sagesse : Oui, je sais que c’est dur. Mais, ça arrive. Le mal irrémédiable est aussi inévitable. Toutefois, l’on ne devrait pas couper les ponts, mais peut-être apprendre à vivre avec le mal ».
Dahlia El Séguiny, professeure de littérature et arts au DLLF.
« Les comparatistes se jouent volontiers des frontières, non seulement en se déplaçant entre les langues et les cultures, mais aussi entre les frontières établies par les disciplines — ou plutôt au-delà des délimitations institutionnalisées du savoir. Amina Rachid en est la preuve vivante, puisque ses recherches l’ont amenée à naviguer entre la littérature et la philosophie, entre la culture européenne et la culture arabe, mais encore, au-delà même du savoir académique, à militer pour la liberté de l’université et pour son rôle d’autonomie dans la production de savoirs fondamentaux ».
Jean-Pierre Dubost.
A l’occasion de la remise du titre de Docteure honoris causa à Amina Rachid (Clermont-Ferrand, juin 2010).
« Au début de notre rencontre, cette soif d’utopie et de fraternité qui l’avait poussée à s’embrigader dans la défense de grandes causes, a fortiori de celles que beaucoup jugent perdues d’avance, l’auréolait à mes yeux d’un je-ne-sais-quoi d’héroïque. Mais tout cela restait dans le non-dit d’une affection, un rien taquine. J’appréciais, entre autres qualités, cette délicatesse qu’elle avait de ne jamais chercher à me convaincre de quoi que ce soit et c’est sans doute cela qui m’a amenée un beau jour à rejoindre le Groupe du 9 mars ».
Randa Sabry, professeure de littérature française à l’Université du Caire.
« Amina Rachid savait parfaitement bien où il fallait aller. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle elle a tourné le dos à une carrière française brillante au Centre National de la Recherche Scientifique en France (CNRS) pour rentrer au pays et rejoindre les rangs de ceux qui luttent pour une culture nationale authentique. Le choix de rentrer en Egypte en 1976 était déchirant, car elle laissait son fils Marwan et elle retournait dans un pays qui venait de souffrir d’une cuisante défaite en 1967et ne s’en était jamais remis ».
Céza Kassem, professeure de critique et de littérature comparée à l’Université américaine du Caire.
Ces témoignages sont extraits du livre de Salma Moubarak Amina Rachid ou la traversée vers l’autre, éditions de l’IMA, Paris, 2020.
Quelques dates :
1938 : Naissance au Caire.
1958 : Licence ès lettres de l’Université du Caire.
1962 : Départ en France pour une bourse d’étude en vue d’obtenir un doctorat d’Etat.
1970–1978 : Attachée puis chargée de recherches au CNRS, à Paris.
1976 : Doctorat ès lettres en littérature comparée de l’Université de Paris IV (doctorat d’Etat, Sorbonne), sous la direction de René Etiemble, sur Raison et métaphore selon Raymond Lulle.
1978 : Retour en Egypte.
1981 (de septembre à novembre) : Arrestation par le régime d’Anouar Al-Sadate.
1996 (de février à juin) : Professeure invitée à la Sorbonne Nouvelle, Censier, Paris III, à l’UFR Moyen-Orient, Monde arabe.
1997-1998 : Chef du département de langue et de littérature françaises à la faculté des lettres de l’Université du Caire.
Lien court: