Le café-philo au Boudoir de l’IFE d’Alexandrie.
Le centre historique d’Alexandrie possède toujours son charme, avec son côté délabré, ses bâtiments abandonnés ou à moitié rénovés, même si la ville est en pleine expansion périphérique. Grâce à la 9e édition de l’événement culturel Ecrire la Méditerranée, organisé par l’Institut Français d’Egypte (IFE) autour du thème « Retour aux rives de la philosophie », les personnes intéressées ont pu se déplacer à pied d’un endroit à l’autre pour suivre les diverses manifestations qui ont eu lieu du 7 au 9 juin derniers. Tous les soirs, à partir de 16h, les rencontres avec les invités commençaient par un café-philo, ensuite, une séance plénière suivie d’un débat avec le public et, enfin, un concert ou un vernissage d’exposition. Les bâtiments où se déroulaient ces rendez-vous intellectuels ont accompagné l’histoire de la ville depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe, que ce soit la villa néo-classique où est installé l’IFE, rue Al-Nabi Daniel, ou l’immeuble abritant l’espace d’art Shelter, rue Fouad. Ils rappellent le passé glorieux de la ville portuaire qui a été autrefois un foyer important de rayonnement philosophique.
Bien des anciens ayant fait carrière en philosophie sont nés à Alexandrie ou y ont séjourné. Celle-ci était une source d’inspiration et un trait d’union entre la Grèce et le monde oriental. Et ce, par sa situation géographique, mais surtout par l’éclectisme de son école philosophique. Cette école a d’ailleurs survécu jusqu’à la conquête arabe en 640, alors que celle d’Athènes fut fermée dès 529, ce qui lui conféra un rôle de premier plan dans la transmission du patrimoine hellénique au monde.
Discussion à l’espace Shelter, où se tient l’exposition inspirée de Jean Royère.
Le coup d’envoi de ces rencontres-débats de trois jours a été donné par une visioconférence de Pauline Koetschet, philosophe spécialiste des textes grecs antiques et arabes médiévaux, qui a souvent abordé dans ses travaux les interactions entre philosophie, médecine et théologie dans l’oeuvre d’Abou-Bakr Al-Razi (fin du IXe siècle et début du Xe), ainsi que la réception de Galien (IIe siècle) chez les auteurs arabes médiévaux. Contrairement à ce que l’on croit généralement, la philosophie arabe se révèle être un moment essentiel de la philosophie; elle a durablement marqué la pensée occidentale qui lui a succédé.
Ainsi, les idées et les époques se sont chevauchées d’une séance à l’autre. La philosophie s’est imposée comme une activité de création, de réflexion, de méditation, en lien avec la vie contemporaine. Elle est envisagée comme une quête du bonheur, de la liberté et de la vérité. D’où les thèmes débattus notamment en séances plénières autour du bonheur et de l’émancipation. Martin Legros, rédacteur en chef de Philosophie Magazine (voir encadré) et spécialiste de pensée politique, a demandé aux intervenants quelle était l’émancipation pour eux et quels philosophes les ont accompagnés durant leur parcours d’émancipation. Une belle occasion de mieux connaître les invités du panel, de différentes générations.
Le possible dans l’impossible
Safaa Fathi, poétesse, cinéaste et essayiste, originaire de Minya (Moyenne-Egypte), qui réside en France, a tout de suite lancé: « Je veux me libérer du sud, là d’où je viens ». Elle voulait se défaire de toute une structure pesante de vie et de mort, de traditions. « S’arracher sans rompre », comme elle l’a souligné au fil de la conversation. Et pour ce faire, elle a plongé dans les oeuvres de Nietzsche, de Taha Hussein, de Nawal Al-Saadawi, de Brecht, de Walter Benjamin jusqu’à cheminer vers Derrida, dont elle a été une disciple proche; d’ailleurs, elle a tourné un film sur lui.
Raphaël Imbert et Nour Achour, un moment
d’improvisation libre.
L’universitaire et écrivaine May Telmissany, vivant entre l’Egypte et le Canada, voulait s’affranchir du territoire bien défini qui nous est destiné, qu’il s’agisse d’un territoire national, d’une langue, d’une discipline. Pour elle, l’émancipation est le « nomadisme de Gilles Deleuze ». La déterritorialisation est donc l’échappée hors de tous filets. « Je réclame la multiplicité des territoires », a dit celle qui enseigne en anglais comme en français, effectue des études pluridisciplinaires notamment sur la littérature et le cinéma, signe des romans en arabe et des traductions. Elle n’a pas manqué de citer ses compagnons de route, outre Deleuze, Edward Saïd et Al-Farabi, en insistant sur sa volonté « de travailler à la marge, en dehors des schémas imposés par l’Etat ou par autrui ».
Jean-Claude Monod, professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure (voir entretien), a repris une formule de Nietzsche: « Quelle est la marque de la liberté? Ne plus rougir de soi ». Tandis que le jeune chercheur Ismaïl Fayed a estimé que l’émancipation réside en la capacité de penser, de prendre des décisions et d’en être responsable. « La Révolution de Janvier 2011 a soulevé de multiples questionnements liés à la relecture de l’histoire, ce qui m’a amené sans doute à Walter Benjamin, pour qui l’histoire doit être racontée, non du point de vue des vainqueurs, mais des vaincus ».
Bref, c’est la méthode de penser qui peut nous libérer, et lorsque les marges de liberté se rétrécissent, il faut partir à la recherche d’autres espaces « car dans l’impossible, il y a toujours le possible », a affirmé Safaa Fathi, en référence à la pensée de Derrida.
Les pèlerins du blues
Cette charge invisible d’émancipation a été accentuée par le concert musical animé dans le patio de l’IFE par le saxophoniste français autodidacte Raphaël Imbert, qui joue d’habitude un jazz libre, empruntant des passerelles avec les autres styles. Il a enflammé la scène avec le saxophoniste égyptien Nour Achour et les membres de son groupe Nour Project, en interprétant des morceaux de plusieurs compositeurs égyptiens. Ils se sont produits ensemble pour la première fois; ils ne se connaissaient pas auparavant, mais en quatre heures ils ont vite noué un contact prégnant. Un moment d’extase et de défoulement qui a trouvé toute une autre dimension dans la séance plénière du lendemain sur le bonheur, à laquelle a participé Imbert, également érudit, chercheur et enquêteur, qui a publié des livres comme Jazz Suprême, Initiés, Mystiques et prophètes. Le musicien quarantenaire, qui a étudié l’improvisation dans les musiques populaires et traditionnelles autour du berceau de la musique américaine, a donné une recette ironique du bonheur: « la recette du bonheur c’est d’écouter une musique triste », a-t-il dit, en se référant à une étude récente effectuée en la matière. « La veille, nous avons essentiellement joué du blues, une musique qui permet de raconter sa vie quand on n’a pas le droit de la raconter. C’est un acte de résistance, un effet de catharsis ». Pour lui, l’improvisation rend la vie plus palpitante. « En improvisant, on accepte les imprévus, la surprise, et on essaye de faire avec et de trouver autre chose », a-t-il expliqué. Ceci dit, on n’est pas résilié ni aigri lorsqu’on n’a pas atteint l’objectif fixé, simplement on fait autrement sans se sentir malheureux.
On se laisse emporter par le mouvement comme l’a confirmé le poète et écrivain alexandrin Alaa Khaled, en allant dans le même sens. « L’idée de l’eau, de la mer, est plus favorable à l’improvisation dans le sens positif. En présence de la mer, nous sommes hantés par l’inconnu, l’ailleurs », a précisé Khaled, qui a débuté la séance par une sorte d’enquête réalisée auprès de jeunes Egyptiens sur leur conception du bonheur. Il s’est entretenu avec eux, à trois reprises, et à travers leurs débats il a constaté qu’ils ne parvenaient pas à envisager un bonheur collectif et qu’ils exprimaient essentiellement un conflit intérieur en lien avec leur individualité. « Ils sont en confrontation avec les diverses formes d’autorité, se sentent enclavés et n’arrivent pas à s’en libérer. L’idée du bonheur est très aléatoire pour eux, elle se définit par des moments fortuits », a résumé Alaa Khaled, qui est un enfant de la mer, tout comme l’essayiste Thierry Fabre et l’écrivaine Maylis de Kerangal, présents au même panel. Ils naviguent entre histoire, philosophie et ethnologie pour nous faire voyager dans la pensée.
Dessins de Royère
La veille, à l’espace Shelter, où s’est tenu un café-philo autour des concepts foucaldiens qu’on a essayé de mettre en rapport avec l’actualité (voir entretien), un autre grand voyageur était au rendez-vous, à savoir Jean Royère (1902-1981), l’un des principaux acteurs du courant moderniste de l’après-guerre. Sans aucune formation spécialisée, il est devenu décorateur parce que l’aventure l’amusait. Il a commencé sa vie à Paris comme banquier, avant de quitter ce secteur en 1931. L’exposition en cours (jusqu’au 18 juin), à la galerie Shelter, montre les dessins inédits des meubles du Consulat français d’Alexandrie. Ce sont des esquisses réalisées au crayon qui datent de 1948, trouvées par hasard dans la cave du bâtiment, ayant plus de 100 ans.
Des intérieurs gais, jeunes et pleins d’innovations imprévues, qui ont inspiré dix-huit artistes alexandrins prometteurs. Ceux-ci étaient invités à partir de cette trouvaille à évoquer ce qu’elle représente à leurs yeux. D’où les oeuvres exposées actuellement à la galerie, côte à côte avec les dessins de Royère, qui fut le premier décorateur français à fonder des maisons de décoration à l’étranger.
En 1946, il a ouvert au Caire, et en 1947 à Beyrouth. Il y réalisa d’importantes installations officielles et privées, toutes assez fantaisistes à son image. Il s’agit d’un autre aspect de la ville multiculturelle qu’a été Alexandrie où de nombreuses populations cohabitaient pacifiquement et où philosophes, savants et écrivains venaient vivre en communauté, pour écrire la Méditerranée .
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