Textes choisis publiés entre les années 1990 et 2000 : Arbaa harakat (Quatre mouvements), Yawmiyet assir Al-Qalaa (Journal d'un prisonnier de la Citadelle), Qassaëd al-assima al-qadima (Poèmes de l'antique capitale).
EXPLOSION
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Qu'il en soit ainsi
Nous nous noyons dans la mort
Comme si la mort était le liquide de la première semence
Salut, mort iraqienne
Tu nous a appris à creuser de nos mains le rempart
Comme nous l'aurions fait
Que nous soyons Babylone
Zakkoura la sublime
Ishtar qui descend
Ainsi que le taureau céleste ...
Salut eau iraqienne
Salut, sang de l'oiseau à Irbil
Et à Bassora
Et l'étoile que nous gravons dans la roche sous la neige ...
Ô mère qui t'es levée
Salut à toi
Se dressant vers les hauteurs
Pour les résurrections que nous sommes seuls à voir
Et salut, demeure qui ne put plus nous supporter
Au point d'exploser ...
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Paris, le 5/4/1991
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SALAH LE CHIMISTE
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Les Kurdes de Mars étaient dans la quiétude de l'impossible
Habits printaniers
Visages printaniers
Et le chanteur tué
Les nuages qui s'abattirent, moutarde noire, dans les poumons
Les nuages qui serrèrent le Sud de la mort autour du beau matin
Les nuages qui coagulèrent le sang de nos enfants
Et les nuages qui firent lever le pain du Diable dans les pupilles
du crépuscule
Vont-ils traverser la plantation de cyprès
Jusqu'à atteindre la palmeraie ?
Les Kurdes de Mars étaient dans la quiétude de l'impossible.
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Nicosie, le 23/3/1988
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PESSIMISME ?
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Quand nous sommes venus sur cette terre
Et que nous avons dit : « Nous allons construire un monde plus
Beau »
L'univers était plus beau ...
Ne nous fut-il pas permis de poser des questions
Et d'approcher le rêve ?
Mais maintenant
Alors que l'oiseau diseur s'est envolé
Voici venu le temps des assassins.
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Amman, le 7/7/1993
Les quatre poèmes qui suivent sont extraits du recueil
Journal d'un prisonnier de la Citadelle
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LA RÉSURRECTION
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Des B52 viennent les bombes qui déversent ensuite leurs Sufs
Dans nos narines mutilées, nous les descendants des Abyssins et
des Zottes
Les sebkha n'ont pas changé depuis mille ans
Et c'est nous qui les draguons
Et nous les Zottes
Saddam ne nous a plus laissé chose à craindre
Ni pour qui avoir peur :
Nos demeures sont proie de ses rapines
Nos femmes sont proies de ses rapts
Et nos jeunes écervelés sont ses fedayins
Que viennent donc les bombes
Notre résurrection viendra, peut-être, avec les B52
Et le trouble du monde.
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Le 11/1/1999
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A DES VISITEURS OCCIDENTAUX
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Nom de Dieu, dites-nous pourquoi vous venez chez nous ?
Nous sommes des bergers
Des gueux
Des pêcheurs de poisson qui ne suffira sans doute pas à la pitance
quotidienne
Et des pollinisateurs de palmiers à l'occasion.
Nos demeures sont faites
De laine
Ou de roseaux
Ou, parfois, de boue avec des toits de palmes.
Nos habits
Un seul modèle
N'ont pas de couleurs
Ni coupes, ni formes
Ni même une texture
Nous sommes même parfois nus.
Alors ?
Pourquoi, nom de Dieu, venez-vous chez nous ?
Vous aimez vraiment le palmier, le désert ?
Vous aimez les habitations en laine
Nos vêtements
Et la boue surmontée de palmes ?
Il ne nous reste,
Nous les écorchés jusqu'à l'os
Pus rien à vous donner,
S'il vous plaît
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Amman, le 17/8/1999
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LE DESTIN
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Il ne pleuvra pas ce soir
Les chats errants ne retrouveront pas leur toit
Et les tuiles ne seront plus tel le vieux vin
Nous n'échapperons pas au désert
Même si nous nous écorchons la peau
Même si nous dormons, longtemps, sous des couches de glace
Des époques disparaîtront
Et d'autres époques viendront
Et les états étranges y adapteront leur nature
Mais nous demeurerons dans le désert :
Ouvrant un Sil tranquille à l'aube
Heureux
C'est que le désert se tient à l'entrée de la grotte où nous dormons
Assoiffé tel qu'il l'a toujours été
Et nous sommes ses fedayins
Nous lui offrons ce qui circule encore en nous comme sang
Pour qu'il nous dispense généreusement les sables de Dieu
Les mirages
Et la lamentation ultime.
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Amman, le 30/7/1999
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GAZ TOXIQUE
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Le meurtre à lui seul
Ne contente plus le tyran ...
Dorénavant, il ne trouvera plus jouissance dans le spectacle
De l'étranglé par un fil de téléphone
Du mort au sang répandu au pied de son bureau
De l'assassiné par l'explosion d'une bombe dans une salle de bain
Du foudroyé par une gorgée de thé
Du dissous dans l'acide sulfurique
De celui dont le cadavre flotte dans l'aquarium
etc.
etc.
Le tyran
Cette nuit
Se délecte
Du secret :
Il appuiera sur ce bouton ...
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Amman, le 31/7/1999
Le poème qui suit est extrait du recueil
Poèmes de l'antique capitale
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LE CAMION HOLLANDAIS : RÉSERVOIR
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Nous sommes Iraqiens
Nous avons trucidé un roi en 58
Et maintenant nous sommes tomates dans le frigo d'un camion
Qui arrive de Hollande
Pour nous livrer, morts, frigorifiés
Pourquoi ?
Puis-je m'adresser à Tony Blair ?
Si tu veux que Londres
Ne soit pas baptisée « colonie » pour Iraqiens
Alors pourquoi ne chasses-tu pas l'unique Saddam
Pour que nous puissions retourner
Nous qui sommes quatre millions
Nous les quatre millions parmi vingt ...
1/5 du territoire
Et 1/5 des lignes parallèles
Et 1/5 du vingt et unième siècle ...
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Londres, le 19/5/2000
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Traduction de Djamel Si-Larbi
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Dois-je dire la vérité ?
Le poète revient sur les histoires d’amour et d’abandon qu’il lie à la terre adorée de Bagdad. Voici des vers inédits qui évoquent, mieux que tous les autres, l’aspect romantique d’un grand révolutionnaire.
Inertie
Widad a dit :
Je prie pour que nous soyons à bord d’un lit
On monte en altitude, puis on descend très bas
Appel de Widad de sa studette des quartiers-est de Berlin.
Et moi, pendant ce temps, je me trouve ici englué au fond de la nuit de Londres.
La tempête est sur le point de s’évanouir
Le vent allait se calmer
Plus de tonnerre
Et il n’y aura plus de pluie …
Londres, 25-09-2013
Graffiti de Mohamad Mahmoud. Photo : Tara Tadros-Whitehill.
Tout est à revoir
Mon séjour en terre londonienne ressemble au séjour de Jésus parmi les juifs.
Je ne veux pas désigner ici les Anglais
Dieu seul sait s’ils m’ont bien nourri
Et m’ont accordé sécurité et confiance
Faut-il donc se dire comment y garder une place sur la voie droite comme l’était Jésus parmi les juifs ?
Dois-je dire la vérité ?
La vérité ?
…
Je n’ai jamais vu de gens mauvais comme mon propre peuple
(Je veux dire par là la population d’Iraqiens à Londres)
Maintenant
Ai-je tout affiché ?
Qu’on se le dise ! Que les présents aillent l’annoncer aux absents !
Maintenant, je suis libre …
Mon séjour ne va plus rappeler la demeure du Messie parmi les juifs,
Libre !
Loin de l’Iraq lointain, qui subit le malheur d’être gouverné par des singes !
Londres, 19-09-2013
Trois poèmes
Fidélité retrouvée
Oui ! Tu l’as aimée …
Cinquante ans que tu te languis de son absence
Tu te souviens du train qui mena votre amour passionné dans la nuit,
Seule femme affectueusement aimée,
Même si tu as déjà vécu avec sept femmes extraordinaires.
Tu restes conscient, comme si elle était la seule que tu aies embrassée !
Elle a laissé un goût tyrannique sur les lèvres de ta bouche.
Tu avais fait saigner l’ouverture naissante de la souplesse des chairs.
Où vas-tu avec toutes ces roses ?
Rien n’est fané ici
Et rien n’est flétri, là.
On dirait que le train poursuit encore son voyage de Bagdad pendant la nuit
Vers les palmeraies du sud
A toute allure
Comme l’eau coule limpide transparente des sources divines.
Ce train vous portait et appartenait aux chemins étroits
Le train aux voitures-lits et couchettes étroites
Comme la chambre des enfants
Le train te portera un jour qui sait de Bassora à Bagdad
Les mains enchaînées.
Tu as tant essayé d’amadouer l’indicateur de la police qui vous surveillait !
Tu étais si jeune encore !
Oui ! Tu l’as aimée !
C’était une fille dont le goût était aussi bon que la levée de la pâte.
Elle avait l’enthousiasme des prémices et la fraîcheur des rosées,
Tu savais que tu allais connaître les nuits d’insomnie,
Tu savais
Que ta petite amie a attendu longtemps la joie et le repos du train …
Nous voilà arrivés !
Les wagons de la troisième classe transportent soldats, paysans et étudiants pauvres,
Ces voitures dont les planches de bois gémissent de leurs accents plaintifs,
Le bourdonnement des mouches,
Des toux,
La chaleur est excessive.
Ces wagons déplacent en même temps des prisonniers
Pour les disperser perdus çà et là dans l’Iraq profond.
Partage du sort de mon camarade Sami Ahmad :
Mon poignet droit est solidement attaché à son poignet gauche.
J’ai fini par apprendre
Que l’existence, qui semble ma destinée, est une illusion d’optique !
Il s’agit d’une chose complexe dont on ne peut pas dire simplement : J’ai vécu
Alors qu’on peut tout simplement dire : Adieu !
Que cet instant de présence dans le train soit !
Oui ! Vraiment ! Tu l’aimais !
Londres, 22-06-2013
Berlin, l’été
En septembre, je serai chez Widad, la femme aux yeux noirs
A l’heure des vins blancs
Et les programmes des satellites
A Berlin
Dans l’inquiétude
Car Widad est mon premier amour
Jeune fille, au temps des roses,
Des affinités à me rendre fou ! Je disais : Widad c’est Bagdad !
Les cafés ne ferment pas un instant leurs portes en été,
Ma table va réunir Widad et le coquelicot.
Mais, comment vais-je trouver les paroles qu’il faut ?
Ma langue intimidée, l’Europe l’a libérée,
Widad pourrait-elle me comprendre ?
Un bonjour spontané à dire ? peut-être …
J’irai l’embrasser ?
Widad, elle m’aime, mais est-ce qu’elle me comprend au fond ?
L’amour est un maître qui fait des miracles, je crois,
Donc je passerai
Comme un fou
Pour aller l’embrasser !
Londres, 04-08-2013
Paroles d’Iqbal
Lorsqu’il m’arrive de prendre la vie comme elle vient, ces errements sur les branches sont charriés par le vent.
Hier comme d’habitude, je marchais plongé dans les pensées d’un esprit vagabondant avec les chaînes des satellites.
J’ai vu pourtant les épines et les orties toutes vertes
Pressées de pousser
Plus foncées que la rosée de la menthe !
Si la vie nous accordait des bienfaits comme les bonnes choses tirées d’une promenade près du canal
Je dirais : Bienvenue ! Comme ça … Et Iqbal pourrait dire : Saadi, je suis amoureuse de toi !
Et je croirai les mots d’Iqbal, parce que la sincérité est mon miroir et je sais qu’Iqbal est généreuse, sans poser de questions, elle me croit,
Pendant que je sors la tête pour mieux voir, les nuages noirs sont balayés,
Le lac, dans le lointain, devient visible et clair,
Et très pur …
Londres, 09-08-2013.
Biographie
Né en 1934 dans le sud de l’Iraq, il occupe une position centrale dans la littérature arabe, depuis la publication de son premier poème Le Pirate, en 1952. Considéré comme une figure de proue du poème en prose, Youssef a réussi le défi de la modernité de ce genre de poésie, en préservant la musicalité des vers. Depuis le milieu des années 1960, il vit dans de nombreuses villes arabes et européennes. Il réside actuellement à Londres. Parmi ses derniers recueils, il faut noter Gannet al-mansiyate (le paradis des oubliées), Mohawalate (tentatives), en 1990, et Al-Wahid yastayqéz (le solitaire se réveille), en 1993. Mis à part sa production poétique remarquable, Saadi Youssef a également fait des traductions de qualité de Grass, Cavafis et Ritsos.
Au-delà de l’errance
Il va sans doute briser toutes vos attentes. Avec ses cheveux blancs, son pull rouge sous veste et son pas élancé malgré ses 73 ans. Une tranquillité remarquable, un sourire facile qui relève d’une simplicité mais aussi d’un brin de timidité. On chuchoterait presque : est-ce bien lui Saadi Youssef ? L’auteur d’Alakhdar bin Youssef, le double du poète, quasiment déséquilibré portant en lui l’élan de la poésie ? Est-ce lui qui ne cesse d’écrire des éditos virulents dans la presse arabe ? Comme « Le sabotage entretenu par Saddam et son parti contre la culture nationale n’était pas simple. Il a démoli la conscience. Et la colonisation vient aujourd’hui compléter ce que Saddam avait commencé ». Ou encore, et avec la même simplicité : « Je ne retournerai pas en Iraq pour le moment, je n’ai pas quitté l’Iraq rendu à l’esclavage pour y revenir tandis qu’il est occupé ».
Il ne correspond pas au portrait du poète aux cheveux hirsutes, à l’air rebelle et aux nerfs à fleur de peau. Pourtant, il est le poète par excellence, celui qui sait « marcher avec les autres d’un pas solitaire ». On dirait que les années de prison, de persécution, d’exil ont renforcé les traits de son visage, qui ressemble à une sculpture grecque, et l’ont pourvu de ce silence fait de quiétude et de sagesse.
Ce travailleur assidu, auteur de 37 recueils de poèmes, portant à jamais la plaie de l’exil, est aussi — mais surtout — quelqu’un qui a la joie de vivre. Sans vraiment suivre un plan strict, le poète se réveille tôt pour travailler pendant cinq ou six heures. Puis c’est le cri rituel, prononcé en français sur les traces d’un ancien exil parisien : « Il est midi ! », signe qu’on va commencer à prendre un verre, plusieurs verres, raconte l’écrivain Samuel Shimon, ami et compatriote qui côtoie le poète dans sa dernière escale londonienne. A Londres comme au Caire, lors de sa dernière visite de la première Rencontre de la poésie arabe, il fait les différents cafés et bars, à la méditerranéenne, sans jamais perdre son acuité ni sa présence d’esprit. Ainsi, les jeunes poètes l’envient-ils de cette énergie inépuisable, de cette abondance de vie, et restent perplexes devant ce septuagénaire plus étincelant que jamais. « Ces jeunes poètes oublient combien Youssef est un grand laboureur. En le prenant comme modèle, ils veulent prendre le côté jouissance et amour de vie et omettre le zèle et la connaissance presque encyclopédique », s’exclame un autre ami de longue date, Zoheir el-Gazayri, directeur de l’Agence iraqienne, qui a travaillé avec lui dans nombre de journaux, dont Al-Badil qui unissait, à la fin des années 1970, à Beyrouth, 500 écrivains et artistes iraqiens qui ont fui le régime baassiste.
Vivre pleinement serait probablement chez Saadi Youssef l’ultime façon d’écrire sa poésie qui plonge dans la scène quotidienne et qui l’a imposé parmi les voix les plus remarquables de la modernité arabe.
Depuis son premier recueil Al-Qorsane (le pirate) en 1952, il ne cesse de renouveler et d’expérimenter. Armé d’une connaissance du patrimoine arabe classique, amoureux d’Abou-Tammam, d’Imroue Al-Qays et d’Al-Jawahéri, il commence par le poème libre, pour ensuite s’ecarter de la métrique au profit d’une musique et d’une harmonie musicale intérieure qui sont le secret de ses vers. Toujours se mettant des obstacles pour ensuite aller au-delà. Un exercice dur de liberté.
Il ne cesse d’étonner son lecteur, les poètes de sa génération ou les jeunes poètes, par cette écriture qui se situe entre poésie, narration et prose. Inclassable, même si elle est aujourd’hui plus proche du poème en prose. Et la musique ? Sacrifiée dans la poésie de nombreux écrivains du poème en prose contemporains. Elle demeurera la voie salutaire chez le poète iraqien : « Elle restera nécessaire, affirme Youssef. Le poème en prose arabe devrait aboutir à un système musical qui lui est propre, et cela exige beaucoup d’efforts et beaucoup d’études ». C’est ce qui l’incite toujours à accumuler le savoir de la poésie grecque, au poème en prose français et surtout américain, pour ensuite se lancer dans l’expérimentation. Car les sources de Youssef ne sont pas uniquement arabes, puisque comme le dit Octavio Paz, à l’intérieur de tout poète gît une gamme de poètes. Il va à la recherche de la rébellion dans les vers de Rimbaud, et présente à travers ses traductions vers l’arabe l’œuvre d’un Walt Whitman, ou d’un George Orwell ou encore la Beat Generation. « J’ai un penchant pour le poème en prose américain parce qu’il est pourvu de traditions révolutionnaires et sociales plus enracinées que son homologue français. C’est le poème de la rue, des manifs, de la vie de tous les jours, tout simplement. Et il n’a pas été bien découvert dans le poème en prose arabe ». Et ainsi, sans se réclamer comme traducteur, mais comme un simple amateur, qui aime certains poèmes, certains romans et veut partager cet amour avec l’autre, le lecteur. C’est pourquoi toute une génération lui doit les traductions des grands Grecs Ritsos et Cavafis dont il se vante, avec amour : « J’ai traduit 120 poèmes de Cavafis ».
Doué pour saisir les petits riens qui l’entourent dans son quotidien, il s’exerce à ouvrir tous ses sens pour capter des scènes qui prendront leur place dans sa poésie. Le détail et la minutie seront les matériaux de sa recherche poétique. Ainsi, même ses multiples exils depuis 1972 entre de nombreux pays arabes et européens, il réussit à les dompter et à les soumettre à l’exercice de l’écriture. « La majeure partie de ma vie créative, je l’ai vécue en dehors de l’Iraq. La terre de l’écriture n’était pas la première terre, et à chaque fois que je me déplace, j’essaie de m’adapter au nouvel endroit. Il y en a toujours quelque chose de nouveau : des couleurs, des mouvements, la nature, les gens et leurs cultures, tout cela pénètre la poésie et l’enrichit. Tous les fleuves que j’ai traversés me semblent aujourd’hui des fleuves de civilisations diverses ». La poésie de ce chasseur (guetteur) du quotidien invite à admirer la beauté dans le banal, à nous rendre poétiques, ce qui ne l’est pas normalement, dans la rue, dans les grandes surfaces, les stations d’essence, les chambres, etc. « Saadi Youssef est l’un des poètes dont la poésie m’a poussé à explorer le poétique en ce qui est exempt de poésie, et m’a tenté à résister à la séduction du rythme criard », écrit le grand poète palestinien Mahmoud Darwich dans un article au 70e anniversaire de son ami Saadi. Le drame de ce pèlerin définitif est de vivre l’exil, en essayant à chaque instant de le transcender. Rejetant le mot exilé, lui préférant « résident du monde », il se sent chez lui dans son état d’outsider : « J’ai besoin de me sentir chez moi, sinon je ne pourrai pas écrire de poèmes ». Nostalgique ? Il essaie toujours de résister au sentiment nostalgique pour parvenir à l’équilibre nécessaire pour écrire. Même si toute sa poésie respire le paysage de l’enfance, celui d’Abul-Khassib, au sud de la ville de Bassora, il est conscient qu’il ne la rejoindra plus. « Je suis sorti en 1972, après ma libération de la prison, et après la chute du front national, n’ayant d’autre alternative que de m’en aller, puis revenir pour partir définitivement en 1978. Je n’y suis pas retourné et n’y retournerai pas », affirme l’auteur de Loin du premier ciel (titre d’un recueil en 1970 et de l’anthologie traduite en français, sortie aux éditions Actes sud sous le même nom en 1999). Son premier ciel, Bassora devient un leitmotiv dans son œuvre : « Arabe de l’Iraq/Moi : Bassora est ma maison et mon palmier. Et moi le fleuve appelé de mon nom, le sable de Dieu est mon itinéraire et mon camp » (Certificat de nationalité, 1956) ou « Pense à Bassora, pense à ce qu’on aime/ et ce à quoi on chante du cœur :/ soleil, pain, amour/ pense avec Bassora » (Entre leurs mains, 1956). Mais il est conscient qu’elle n’est plus aujourd’hui le trésor dans lequel il puisait ses poèmes. « Elle représentait pour moi la scène première, la plus proche de l’enfance, de la fougue, des couleurs, c’est presque un univers onirique ... elle n’est plus, elle n’existe plus maintenant. Elle reste une chose lointaine dans la mémoire. Bassora revient tantôt tel un équivalent de l’obscurité, de la noirceur. Et lorsque je remonte à l’enfance, c’est plutôt une technique d’écriture, mais jamais comme élément véridique et réel ». Et qu’en est-il de demain ? D’aujourd’hui, que la résistance iraqienne bat son plein, et qu’on entend le retour du journal du Parti communiste. Cela ne tentera-t-il pas cet activiste de longue date, qui avait dirigé la rubrique culturelle du quotidien du Parti communiste dans les années 1970 ? Lui-même qui, trente ans après, sort un recueil intitulé Le Dernier communiste (éditions Tobqal, 2007), déclarant son attachement aux idées communistes : « Je m’attache au communisme, comme s’attache le Français à la Révolution française, à l’idée militante de la République ». Et même si le « bus rouge s’est égaré » comme il l’écrit dans son poème, il veut entreprendre son chemin, « que faire ? Nous marcherons et poserons les questions ». Sans jamais perdre de vue le grand rêve. Il est pessimiste quant à la situation actuelle en Iraq : « Les intellectuels iraqiens ont été convoqués pour contribuer à l’occupation, de nombreux communistes ont rejoint le cortège des occupants et sont payés par l’administration de l’occupant ». Et d’ajouter : « La scène du journal communiste qui coïncide avec le premier jour de l’occupation de Bagdad faisait partie du camouflage général. Après, c’était clair qu’il n’y aurait plus place pour la démocratie, ni pour une nouvelle tendance laïque. Parce que l’accord des occupants était en principe avec des partis religieux. Toute la scène relève du non-sens ». Et il continue sa route, de son escale au Caire, il retourne à Londres. L’air furieux, mais toujours calme. Et l’on se rappelle ses vers sarcastiques et combien déchirants America, America, écrits en 1995 : « God save America/My home, sweet home ! (…) Mais je ne suis pas américain./ Est-ce suffisant pour que le pilot du Fantôme me ramène à l’âge de pierre ! ».
Dina Qabil
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