Al-Ahram Hebdo : Votre roman Ikhtifä Al-Sayed la Ahad (la disparition de Monsieur Personne), publié en arabe en 2019, vous a valu le prix Naguib Mahfouz pour la littérature (2021). Quelles sont les circonstances de son écriture et la vision qui en est derrière ?
Ahmed Taibaoui: J’ai commencé par écrire une nouvelle il y a environ deux ans et demi. J’avais l’habitude d’écrire une ou deux nouvelles de temps en temps, essayant ma plume dans un espace limité, de manière à exprimer tout ce que je voulais dire sous une forme assez intense et courte. J’ai écrit donc une nouvelle en deux pages, et j’ai attendu. L’idée s’est développée au bout de plusieurs semaines de réflexion sur le héros et le reste des personnages, sur la construction du texte, sur la forme qui pourrait être plus adaptée à l’idée, etc. Le roman pose la question sur ce que le verbe « exister » signifie vraiment pour une personne : est-ce quand elle est vivante dans les archives? Est-ce grâce au témoignage des autres sur son existence? Est-ce à travers son influence sur les gens et les choses autour d’elle? Est-ce par sa conscience de son existence ou bien à travers ses tentatives désespérées de prouver qu’elle en est ainsi? Le but du roman est de revoir ce que nous pouvons réellement déduire de l’existence de l’homme et de la nécessité de cette existence.
Le roman met en lumière aussi le sens de l’échec et le retrait forcé d’une vie, qui ne correspond pas à nos débuts. Il évoque les manifestations de faiblesse, de frustration, de fuite, comment on cherche à échapper au monstre à l’intérieur de nous-mêmes. Le texte montre comment le héros (Monsieur Personne) décide pour de bonnes raisons d’être invisible, flou, transparent d’une certaine manière, sans histoire ni trace.
— Que représente le personnage de « Monsieur Personne » ? Qu’est-ce que vous essayez de dire à travers lui ?
— Je pense que nous lui ressemblons tous dans une certaine mesure; il représente l’opprimé, dont l’humanité est violée par les autres, à la recherche d’un isolement pour tout fuir. Notre identité en tant qu’être humain est en jeu. En perdant notre humanité, nous devenons « Personne ». Notre disparition devient une conclusion, une fin décidée d’avance, qu’elle soit réelle ou métaphorique. Vaincu d’un passé lourd, « M. Personne » prenait soin d’un vieil homme, faisant face à plein de défis. Après le décès de ce vieillard, il disparaît nous laissant face à une énigme. On ne sait pas trop comment il est arrivé dans ce quartier un an plus tôt, ni comment il est devenu M. Personne. C’est comme s’il rejetait tout ce qu’il a été jusqu’à présent, en s’effaçant du monde.
— Est-ce que les personnages comme Rafiq, Moubarak ou Osman, décrits dans votre roman, représentent des citoyens marginalisés tout court? Appartiennent-ils particulièrement à la société algérienne ou peut-on les retrouver dans n’importe quelle société du monde arabe ?
— La situation des individus devient plus critique dans les marges sociales, économiques, culturelles et confessionnelles. J’ai essayé à travers le texte de donner une voix à ceux qui n’en ont pas, ceux qui vivent en marge de la société. Et ce, en liant leur réalité amère à leurs rêves et leurs aspirations. J’ai travaillé durement pour capturer certains détails propres à ceux qui vivent effacés, qu’ils soient volontaires ou forcés, ceux qui meurent sans avoir une tombe pour y être enterrés, ceux qui tombent dans les oubliettes de notre mémoire collective. Il est tout à fait possible d’appliquer ce qui est dans le texte sur le reste des pays arabes, le lieu et le temps n’étant pas les vrais héros de ce roman. D’ailleurs, j’ai commencé à l’écrire et l’ai achevé, alors que le Hirak en Algérie était à son apogée. Je n’ai pas mentionné les manifestations dans le roman, parce que je suis plus intéressé par ce qui se passe en profondeur, par les causes qui ont poussé les gens à sortir dans les rues.
— Comment expliquez-vous la réussite de la fiction maghrébine ces derniers temps ?
— Je n’en ai aucune explication. On assiste à la montée de certains noms qui font de la bonne littérature et qui écrivent des textes prometteurs; c’est bien. Personnellement, je ne suis pas pour de telles divisions. Je juge que tout ce qui est écrit au Maghreb est de la littérature arabe. L’expression de la souffrance est possible de plusieurs manières. Le roman est devenu le registre de l’humanité, il guette les diverses expériences, de la douleur à la joie et la tristesse. Bref, il éternise tout ce qui est humain. Je pense que la région dont est issu l’écrivain n’est importante, sauf dans les limites de la compréhension du contexte qui régnait lors de la production du texte.
— En 2018, vous avez reçu le prix international d’Al-Tayeb Salih au Soudan, pour votre roman Mawt Naïm (la mort de Naïm). Comment voyez-vous les prix dans le domaine culturel ?
— Les prix sont une arme à double tranchant. D’une part, c’est un premier pas pour un écrivain, confirmant la qualité de sa créativité et lui permettant une présence médiatique, notamment lorsque le prix est prestigieux. Mais d’une autre part, le prix ne peut constituer une fin en soi, car l’écrivain doit prouver qu’il le mérite en développant son expérience et ce qu’il délivrera par la suite au lecteur, sinon, le prix sera considéré comme un coup de chance. Etre lauréat du prix Naguib Mahfouz est un fardeau parce que le prix porte le nom d’un écrivain de renommée qui a une grande valeur. C’est un défi que je dois relever pour présenter un produit plus mûr, plus profond et plus amusant
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