Al-Ahram Hebdo : Votre dernier roman, Tabib Ariaf (un médecin de campagne), est un récit autobiographique continuant ce que vous avez commencé il y a une trentaine d’années dans Inkissar Al-Rouh (le brisement de l’âme). Pourquoi avez-vous attendu tant d’années entre les deux oeuvres ?
Mohamad Al-Mansi Qandil : Je comptais il y a longtemps poursuivre ce travail autobiographique et évoquer la période qui a suivi ma licence, lorsque j’ai été médecin dans un centre sanitaire public, dans un village de Minya (au sud de l’Egypte). Mais j’ai quitté le pays, ainsi que mon métier de psychiatre et j’ai travaillé comme journaliste au Koweït. Intéressé par l’histoire, par le voyage et la découverte du monde, j’ai voulu parler de certains pays peu traités par la majorité des écrivains arabes, tels les pays de l’ex-Union soviétique : l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, etc. Alors, ce fut mon roman Qamar Ala Samarkand (une lune sur Samarkand), ainsi que le roman Katiba Sawdä (un bataillon noir), dont les événements se déroulent au Mexique.
— Dans votre dernier roman, vous décrivez la détérioration économique, sanitaire, éducative des villages égyptiens, mais aussi la condition des femmes opprimées dans les milieux ruraux …
— Jusqu’ici, tous les projets de développement lancés par l’Etat ne touchaient que les grandes villes. D’où la détérioration de l’état des villages et les problèmes de l’émigration clandestine. En ce qui concerne les femmes, j’ai choisi de mettre en relief l’histoire des tsiganes, car elles sont plus libres, bougeant d’un endroit à l’autre et échappant aux tentatives de contrôle. Elles sont le symbole de l’émancipation. La danseuse Al-Gazia, malgré sa forte personnalité et sa capacité de raconter des histoires anecdotiques, elle reflète la faiblesse de la femme, à la recherche vainement de ses droits et de sa liberté. Elle reste quand même opprimée, comme pas mal d’autres femmes qui n’ont pas réussi à acquérir un statut plus juste ou plus équitable.
— Réécrire l’histoire a été toujours parmi vos priorités. S’agit-il d’un moyen de se cacher derrière les faits historiques, pour mieux critiquer le présent ou anticiper l’avenir ?
— Creuser dans l’histoire est un vrai plaisir pour moi. Plonger dans des ères lointaines, découvrir leurs personnages, leurs lieux et leurs événements majeurs enrichit mon esprit, d’autant plus que notre pays est très riche de par son patrimoine. Essayer d’anticiper l’avenir, en passant par l’histoire, est un moyen efficace pour échapper aux restrictions embêtantes de la censure.
— Et qu’en est-il du lien entre géographie et histoire dans vos oeuvres ?
— Chaque lieu a son pouvoir, son charme et sa valeur dramatique. J’ai eu la chance de connaître plusieurs pays, notamment durant la période où j’ai pratiqué le journalisme. Ceci m’a aidé à décrire des lieux très différents et à attribuer à mes oeuvres un caractère véridique. Les années s’écoulent, les époques se succèdent, mais les caractéristiques essentielles d’un pays demeurent.
— Votre formation de psychiatre vous a certainement aidé à mieux déchiffrer l’âme humaine. Pourquoi avez-vous décidé d’arrêter de pratiquer en tant que médecin ?
— Un mauvais psychiatre peut nuire à beaucoup de gens, alors qu’un mauvais écrivain ne fera du mal qu’à lui-même. C’est pour cela que j’ai préféré l’écriture, qui ne peut vraiment faire du mal à personne.
— Vous avez connu plus d’une fois des pannes d’écriture, quand cela se passe-t-il ?
— Une fois que je termine une oeuvre, je me sens complètement captivée par elle, à tel point que c’est très difficile de commencer une autre. Après avoir écrit Un Bataillon noir en 2015, j’ai souffert d’un blocage d’écriture, je voulais rédiger une oeuvre sur la Révolution de 2011, mais j’ai changé d’avis, car je n’avais pas suffisamment de recul.
— Vous avez quand même écrit trois nouvelles sur la colère, c’est le recueil intitulé Thalath Hikayate Ane Al-Ghadab (trois histoires sur la colère), publié en 2013. Vous y abordez la révolution différemment, de manière simple et accessible même aux enfants. Pourquoi ?
— Les enfants dans le monde arabe ne lisent pas assez, car ils ne trouvent pas de quoi les attirer. Notre responsabilité est donc de les approcher, d’où l’importance du nouveau prix lancé par le ministère de la Culture Al-Mobdë Al-Saghir (le jeune créateur) ; je suis ravi d’être membre de son comité de sélection.
— A un moment antérieur de votre vie, vous avez pris la décision de vous éloigner de l’Egypte, et ceci à plusieurs reprises. Une fois, pour aller travailler en tant que journaliste à la revue Al-Arabi au Koweït, pendant une quinzaine d’années, puis plus tard, vous avez accompagné votre fils, alors étudiant en médecine au Canada. Pourquoi cette suite d’éloignement et de retour ?
— La plupart du temps, je me sentais misérable. Ravagé par l’ennui, je voulais changer d’horizon pour regagner mon équilibre. A vrai dire, l’éloignement a affecté ma production littéraire et ma présence auprès des lecteurs. Je ne compte pas m’absenter de nouveau.
— Comment était l’expérience de vivre dans un pays si différent comme le Canada ? Etait-ce un séjour fructueux ?
— Au Canada, j’ai mené une vie reposante, vu que l’Etat comble les besoins du citoyen. Dans ces pays développés, les familles n’ont à s’inquiéter ni pour leur santé, ni pour l’éducation de leurs enfants. Contrairement à l’Egypte, où les ménages doivent dépenser les deux tiers de leurs budgets pour éduquer leurs enfants et ils sont livrés à leur sort sans assurance maladie.
— Avant de quitter votre pays pour le Canada, vous étiez le rédacteur en chef de la revue égyptienne Ibdaa (création). Est-ce possible pour vous de revenir à la tête d’une autre revue culturelle ?
— Je ne pense pas. J’ai besoin de consacrer tout mon temps à l’écriture. Les revues littéraires ou culturelles en Egypte sont assez limitées, la plupart d’entre elles sont publiées par l’Organisme général du livre et leurs tirages sont très faibles. Elles sont introuvables sur le marché local et un plus à l’étranger. Nous ne sommes plus assez forts dans ce domaine et c’est bien dommage pour les jeunes écrivains, qui ont perdu un véritable endroit où ils pouvaient progresser ou se faire la main.
— Quel a été l’effet de la période actuelle d’isolement, à cause de la pandémie, sur vous ?
— Personnellement, je penche vers l’isolement. L’âge et mon travail d’écrivain impliquent des moments de silence et de contemplation. Grâce à cette période de stagnation, j’ai eu l’idée de mon dernier roman autobiographique Tabib Ariaf (médecin de campagne) et j’ai réussi à l’écrire en un temps record, soit en moins de six mois. Or, normalement je mets beaucoup plus de temps pour terminer une oeuvre. J’ai souvent dit que le talent seul ne suffit pas pour réussir une oeuvre, il faut être assez perfectionniste et déployer beaucoup d’efforts.
— Ces temps sont-ils bénéfiques pour la littérature égyptienne ?
— Oui, ils ont été assez positifs sur ce plan, puisqu’on a eu plusieurs oeuvres qui ont été proposées notamment par les jeunes auteurs. Ces derniers ne comptent pas sur l’Etat pour les aider à publier, comme c’était le cas dans le passé. Ils se débrouillent par leurs propres moyens, cherchent des maisons d’édition privées et des distributeurs. Dans ma génération, on était plutôt toujours en attente, alors que les jeunes actuellement appartiennent à une génération d’action.
— Quels sont vos plans futurs ?
— Je compte republier l’une de mes anciennes oeuvres, Waqaie Arabiya (des événements arabes) et en faire un deuxième volume. J’espère le terminer d’ici la Foire internationale du livre, prévue l’été prochain.
A propos de l’auteur
Mohamad Al-Mansi Qandil est né à Al-Mahalla Al-Kobra, ville industrielle du Delta égyptien, en 1949. Il a suivi des études en médecine à l’Université de Mansoura, d’où il a obtenu son diplôme en 1975. Il a quitté son travail de psychiatre pour se consacrer à la littérature. Il a reçu le Prix de l’encouragement de l’Etat en 1988 et le prix littéraire Sawiris pour son roman Qamar Ala Samarkand (une lune sur Samarkand) en 2006. Deux de ses romans ont été sur la liste des oeuvres nominées pour le prix Booker du roman arabe, à savoir, Youm Ghaëm fil Barr Al-Gharbi (un jour nuageux à la rive ouest) et Katiba Sawdä (un bataillon noir).
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