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L’essor et le déclin de l’Egypte selon Ghali Choukri

Mardi, 09 mars 2021

Toujours d’actualité, les livres de Ghali Choukri, critique lit­téraire et essayiste, disparu il y a une vingtaine d’années, ne cessent d’être réédités. Retour sur son oeuvre à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance, le 12 mars 1935.

L’essor et le déclin de l’Egypte selon Ghali Choukri
Naguib Mahfouz et Choukri.

Par Guirguis Choukri

Ghali Choukri a développé son projet culturel pendant 40 ans, en vive interaction avec les hommes et les valeurs esthétiques. Critique littéraire, il a contribué à l’étude sociopolitique de l’Egypte, en adoptant une approche méthodologique contemporaine, sans pour autant imiter aveuglément ses pairs en Occident. Ainsi, il a réussi à proposer une relecture approfondie de la littérature arabe, à travers ses quarante-cinq ouvrages aussi riches que variés.

L’essor et le déclin de l’Egypte selon Ghali Choukri
Ghali Choukri à la Sorbonne.

Il a initié son projet intellectuel libéral dans les années 1960 et y est resté fidèle jusqu’à sa mort en 1998. Ghali Choukri a, en fait, utilisé la sociologie de la littérature comme outil de lecture, afin de présenter pendant quatre décennies une description de l’Egypte, avec ses tendances, ses coutumes et ses traditions. Ses écrits ne portaient pas uniquement sur des théories et des oeuvres littéraires, mais aussi sur des événements et des faits réels dont il a été parfois l’un des acteurs ou témoins.

Ces jours-ci, en célébrant son 86e anniversaire, nous devons rappeler quelques-uns de ses ouvrages principaux, dont certains ont été réédités ces dernières années, vu leur importance et leur acuité.

L’essor et le déclin de l’Egypte selon Ghali Choukri
Quelques couvertures parmi les 50 titres de Choukri.

Dans son premier ouvrage, publié en 1962, Salama Moussa et la crise de la conscience arabe, Choukri a mis en garde contre le danger de l’absence d’une cartographie intellectuelle qui retrace l’évolution des divers mouvements culturels égyptiens pendant la première moitié du XXe siècle. Il y a passé en revue les aspects fondamentaux de la vie intellectuelle de cette période, déplorant le fait de ne pas avoir une véritable analyse du progrès social selon des normes scientifiques. Pour ce, il a tenté, dans l’ensemble de ses ouvrages, de présenter une évaluation de la vie intellectuelle contemporaine. Il s’est donné pour mission d’observer et d’enregistrer l’essence même de cette pensée, selon une optique globale. D’où un débat d’idées avec la majorité des personnalités abordées dans ses livres. Ceci dit, il peut être considéré comme un chroniqueur ou un historien de la vie intellectuelle, en analysant l’oeuvre de ses figures de proue, les courants de pensée auxquels elles appartiennent et les maux de la société.

L’essor et le déclin de l’Egypte selon Ghali Choukri

Penseur marxiste, il a tenu, en traitant de la littérature, du théâtre ou autre, à respecter la dimension historique et la culture prolongée du pays, à travers les époques. Et ce, en mettant l’accent sur l’unité du pays et de son peuple. Fils de l’ère du panarabisme, il n’a jamais dissocié les études littéraires de leur contexte sociopolitique ; ceci dit, la pensée n’est à ses yeux que le fruit d’une époque et des interactions entre les divers aspects de la vie. En parcourant l’oeuvre de Ghali Choukri, l’on doit s’attarder sur sa manière d’interpréter les textes littéraires en fonction de la réalité sociale et des causes qui animaient la patrie. Dans ses écrits, il a adopté un langage et une construction théâtraux, où la patrie faisait souvent office du personnage principal.

Les intellectuels et le pouvoir

L’essor et le déclin de l’Egypte selon Ghali Choukri

En lisant son ouvrage Des Archives secrètes de la culture égyptienne, l’on ressent un choc profond, voire une peur, en le voyant décrire les stratagèmes de l’autorité au pouvoir dans le but de dominer le champ culturel. Cet ouvrage soulève de nombreuses interrogations sur la relation entre les intellectuels et le pouvoir. On ne peut que comparer les faits analysés par l’auteur au contexte actuel. Et l’on comprend mieux les raisons du déclin que nous vivons aujourd’hui ! Ce livre ne nous plonge pas seulement dans les dessous de la culture et de la politique, mais il dévoile également plusieurs secrets nous permettant de mieux interpréter certains faits historiques. Il guette les débuts de l’ère de l’effondrement, la crise de la conscience et la fuite des cerveaux orchestrée par les Etats-Unis.

Ghali Choukri y explique que la guerre a été à l’origine du recul et de la corruption de la société égyptienne, en énumérant leurs divers aspects, sous Nasser et au début de l’ère sadatienne. Il ne s’est pas contenté de résumer la situation en une bataille entre la droite et la gauche, comme l’ont fait plusieurs intellectuels de l’époque. Cependant, il est parti plus loin dans son observation, évoquant la renaissance arabe amorcée au XIXe siècle. Son approche analytique lui a d’ailleurs valu un doctorat en sociologie culturelle à la Sorbonne, sous le titre de « Renaissance et déclin de la pensée arabe moderne », en 1978.

La contre-révolution

L’essor et le déclin de l’Egypte selon Ghali Choukri

Partant toujours de cette perspective sociologique de la culture, il a effectué une étude audacieuse sur la contre-révolution en Egypte, précisant les causes de l’effondrement de la société dans les années 1970. Il est arrivé à une conclusion qui n’était pas sans surprendre tout le monde : la date de la contre-révolution est la même que celle de la révolution, c’est comme si la révolution portait déjà les germes de son échec. Autrement dit, la Révolution de Juillet 1952 renfermait en sa composante « les semences » de la contre-révolution, puisque Sadate, l’un des Officiers libres, faisait partie de la structure politique opposée à Nasser ! (ndlr : cet ouvrage, en 539 pages, a été réédité par l’Organisme des palais de la culture en 2011. Il est redevenu une oeuvre de référence pour comprendre les événements en cours).

Sans mâcher ses mots, il dénonçait déjà à la fin des années 1970 les prémices du fanatisme religieux qui avaient commencé à sévir. Et au début des années 1990, il publia son ouvrage qui a fait date Les Intellectuels et le pouvoir, disséquant ce rapport complexe, en invoquant des exemples très précis ; il y a l’intellectuel aspirant à un projet ambitieux, le technocrate propagandiste, le militant engagé, le socialiste-démocrate, « le cuisinier » des idéologies, etc. Il poursuivait ainsi la cartographie de la vie intellectuelle égyptienne qu’il avait entamée il y a trois décennies, car toute sa démarche s’inscrivait dans le cadre d’une pensée intègre qui s’acheminait au fil des ans, en scrutant les mutations sociales. En fait, c’est tout un projet culturel qu’il développait et non pas des publications dispersées par-ci et par-là, au gré de l’actualité.

Les écrivains en société

Il était le premier à élaborer une étude bien fournie sur le Nobel de la littérature Naguib Mahfouz, intitulée Al-Montami (l’engagé), en 1964, abordant le rôle de l’écrivain en société et son incapacité — quel que soit son talent — à contourner les aléas de l’histoire et ses péripéties.

La valeur de Mahfouz, écrit-il, réside en le fait d’avoir choisi un chemin assez rude, en optant pour une structure romanesque assez originale, en dehors des sentiers battus. Mahfouz a, selon lui, expérimenté les diverses formes techniques et esthétiques, ainsi que les multiples courants intellectuels, en restant attaché à la réalité égyptienne.

Le choix de Mahfouz correspondait à son projet libéral. Il a été suivi par deux études sur Tawfiq Al-Hakim, intitulées Thawrate Al-Moëtazel (la révolte du solitaire) et Tawfiq Al-Hakim, Al-Guil wal Tabaqa wal Roëya (Tawfiq Al-Hakim : génération, classe et vision), où il a fait état de la révolte de l’homme de lettres égyptien contre l’époque nassérienne, en se référant à son ouvrage Awdat Al-Roh (le retour de l’esprit), 1933. Al-Hakim, qui a été témoin des deux Guerres mondiales, a vécu aussi ce qu’il décrit comme étant « la période de déclin de la culture égyptienne », s’étendant, d’après lui, de la Seconde Guerre mondiale à la Révolution de Juillet 1952. Ce fait l’a sans doute placé au sein du projet socioculturel de Ghali Choukri, qui a compris également des essais sur la poésie, le roman et la nouvelle, ainsi que d’autres titres faisant allusion à la « dictature des sociétés arabes rétrogrades », aux « séquelles de la défaite », à la « culture de l’informel ». Bref, des titres et des sujets qui ont fait que plus de 20 ans après sa disparition, il continue à être réédité, vu l’acuité de ses idées et la pertinence des sujets traités.

*Critique, poète et responsable des éditions de l’Organisme des palais de la

A propos de l’auteur

Editorialiste à Al-Ahram depuis les années 1960 jusqu’à sa mort en 1998, Ghali Choukri est aussi essayiste et critique littéraire qui a obtenu un doctorat en sociologie culturelle à la Sorbonne, en 1978, sur le thème suivant : « Renaissance et déclin de la pensée arabe moderne. Etude critique et comparée du régime Mohamed Ali et Nasser ».

Parmi ses publications : Al-Tourath wal Thawra (patrimoine et révolution, 1973) ; Salama Moussa wa Azmate Al-Damir Al-Arabi (Salama Moussa et la crise de la conscience arabe, 1962) ; Al-Montami (l’engagé : étude sur l’oeuvre de Naguib Mahfouz, 1964) ; Adab Al-Moqawama (la littérature de la résistance, 1969) ; Men Al-Archive Al-Serri Lel Thaqafa Al-Masriya (les archives secrètes de la culture égyptienne, 1975) ; Egypte : la contre-révolution (édi­tions Le Sycomore, 1979, préfacé par Jacques Berque) ; Egypt, Portrait of a President, 1971-1981 : The Counter-Revolution in Egypt, Sadat’s Road to Jerusalem (London : Zed Press, 1981) ; La Culture arabe en Tunisie : La pensée et la société (1986).

Il a été rédacteur en chef de la revue culturelle de référence Al-Qahira, entre 1990 et 1996. Et a reçu le Prix du mérite décerné par l’Etat égyptien en 1996.

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