Nada ElShabrawy est la fondatrice, en 2017, de la première chaîne YouTube consacrée aux livres en Egypte. Il s’agit de Dodet Kotob (mordue de livres), qu’elle anime en arabe et qui lui a valu aujourd’hui plus de 100 000 abonnés, partageant ses impressions et ses sentiments à propos des titres qu’elle passe en revue. A 25 ans, Nada a lu 1 172 livres et a battu le record qu’elle s’est fixée quelques années auparavant, lorsqu’elle a parié de lire 1 000 livres avant d’atteindre 30 ans. Représentant pour les maisons d’édition l’esprit de la Gen Z, née une souris à la main et le doigt sur un écran, elle travaille en ce moment comme directrice du marketing digital à la librairie cairote Diwan et webmaster de la plateforme koweïtienne d’écriture créative Takween. Car récemment et tardivement, les maisons d’édition et tous ceux qui sont impliqués dans l’industrie du livre ont commencé à s’intéresser aux booktubers et à leurs chaînes comme sources d’opportunités et de ventes. Ils leur permettent de communiquer avec un groupe démographique important, autrement difficile à atteindre. D’ailleurs, le pouvoir et l’influence des booktubers sur le monde de l’édition grandissent, étant à la base des « natifs numériques » qui savent instinctivement comment générer de l’engagement et de la propagation à travers leur contenu, beaucoup plus que les critiques littéraires et les journalistes culturels traditionnels.
Depuis le lancement de Dodet Kotob (mordue de livres), il y a de plus en plus de jeunes Egyptiens qui ont créé d’autres chaînes sur YouTube qui parlent de livres. On peut en compter une dizaine dont celles de Mai Magdy, Mohamed Shady, Seif Habashi, Amira Mahmoud, etc. Ces derniers sont à leur tour des passionnés de livres, qui partagent leur coup de foudre de manière tout à fait subjective sur YouTube, lequel reçoit chaque mois près d’un milliard de visiteurs de par le monde, regardant plus de 6 milliards d’heures de vidéo (en croissance de 50 % par an). « Maintenant, je pense sérieusement faire des podcasts et les mettre en ligne une fois par semaine, comme sur YouTube, ou même une fois par mois. J’ai suivi une formation là-dessus, pendant le Paris Podcast Festival, en octobre dernier. On n’a plus besoin d’écrire des billets sur les livres comme avant, loin de là », estime Nada ElShabrawy, également poète dialectale qui rêve de faire des études à la Sorbonne et a déjà planifié de se rendre à Paris vers le mois de mars prochain pour s’y installer et travailler à distance ; elle avoue avoir une grande affinité pour la langue et la culture françaises, alors qu’elle a fait des études de droit en anglais à l’Université de Mansoura, à une vingtaine de kilomètres de sa ville natale d’Al-Mahalla (dans le Delta égyptien).
Le papier reste important
Nadi Al-Qoraa Al-Aslyine (le club des lecteurs innés).
La Gen Z étant mondiale et globalisée, les études effectuées sur cette tranche d’âge concernant les modes de lecture et de réception par IPSOS, Vivendi, Amazon, OC&C ou autres géants de la culture et du divertissement, s’appliquent souvent sur l’Egypte. Les propos de Nada ElShabrawy le confirment, soulignant que les jeunes de 15 à 25 ans lisent en numérique, mais que le format papier reste majoritaire. « Ils aiment toujours lire sur papier, la lecture numérique en PDF, Kindle, le livre audio ou autres restent des expériences complémentaires et enrichissantes, mais ils continuent à se procurer des livres chez les libraires ou à la Foire du livre. Je peine encore à convaincre les gens à lire en numérique, en tant que conseillère marketing ; ils résistent même en leur expliquant parfois qu’ils peuvent économiser jusqu’à 30 % et y ont plutôt recours lorsque les bouquins ne sont pas en vente en Egypte », indique Nada, qui incarne la capacité de sa génération à assimiler les informations plus rapidement, ainsi que leur quête de partage et d’émotion. « Le flot d’informations et de connaissances qui nous est parvenu en peu de temps, à travers Internet, a fait qu’on surpasse les autres générations et qu’on puisse tout critiquer, même les chefs-d’oeuvre, sans tabous. Rien n’est sacré dans l’absolu. On est plus exigeant et avide de savoir », poursuit Nada, qui est aussi très suivie sur le site de lecture populaire Goodreads, acheté par Amazon en 2013. « C’est très connecté avec ma chaîne YouTube, lorsque je recommande un ouvrage sur Goodreads ou que les usagers découvrent à travers le site ce que j’ai sur les étagères : lu, en cours de lecture, à lire, certains me demandent de réserver une vidéo à tel ou tel titre, pour en savoir davantage, même si tout à fait en dehors de l’actualité culturelle », précise la youtubeuse.
Pour trouver des livres à lire ou décider de leurs best-sellers, ces jeunes reposent sur les recommandations de leurs amis, mais aussi celles des célébrités. Ils sont en contact direct avec certains de leurs écrivains préférés à travers leurs pages Facebook, tels Mohamed Abdel-Nabi (dit Nibo), Mohamed Rabie, Hicham Al-Khichein ou leurs aînés Omar Taher et Belal Fadl, plus sollicités par les Millennials et la génération Y. Mais en règle générale, ce qui trouve de bons échos sur les réseaux sociaux connaît des succès de vente, y compris les ouvrages nominés pour des prix littéraires, à l’instar du Booker arabe ou Sawiris.
Les plus jeunes de la Gen Z raffolent de romans fantastiques, d’horreur, de science-fiction, comme partout dans le monde, mais les plus mûrs sont friands de littérature et de philosophie, plus que d’ouvrages politiques et scientifiques, affirment les observateurs.
« Toutes les deux semaines, nous postons, dernièrement, des essais philosophiques et anthropologiques, écrits en égyptien dialectal, par Chihab EK ou Chihab El-Khachab, un post-doctorant de Cambridge. Ses articles sont très suivis par les lecteurs entre 18 et 24 ans, ceux-ci viennent en second sur notre site, après ceux âgés entre 25 et 34 ans », précise Amir Zaki, journaliste et traducteur, né en 1986 qui tient depuis deux ans, avec deux de ses amis, le magazine électronique Boring Books (livres ennuyeux). Et d’ajouter : « Cette même tranche d’âge a découvert aussi, à travers YouTube, des philosophes tel Slavoj Zizek, et des psychologues tel Jordan Peterson. L’un de gauche, l’autre plus à droite, ces deux rock-stars de la pensée débattent leurs idées à l’aide de vidéos, de quoi les rendre plus accessibles. La vidéo et la lecture sont devenues désormais extrêmement liées. J’ai des amis qui se nourrissent de textes philosophiques sur YouTube, et pas mal de jeunes s’intéressent à des oeuvres de fiction, une fois adaptées pour Netflix, telles les séries The Queen’s Gambit et Game of Thrones, dont les traductions vers l’arabe ont connu un essor après la diffusion des feuilletons. Toutes ces catégories existent en même temps que les admirateurs des thrillers et des romans noirs d’Ahmed Mourad ».
Disparités sociales et hétérogénéité
Duel en vidéo entre Zizek et Peterson.
Les oeuvres traduites à partir de langues étrangères sont très prisées, de toute évidence, par les jeunes Egyptiens, comme le soulignent pas mal de spécialistes, qu’il s’agisse de youtubers, d’éditeurs, de responsables de sites culturels ou de clubs de lecture. Ceux-ci ont toujours existé pour faciliter l’échange, mais avec l’avènement de YouTube et Facebook, ces échanges se réalisent à une plus grande échelle, parfois massive et planétaire.
Chacun de ces clubs cible un public en particulier et ils soulèvent dans leur ensemble les disparités sociales existant entre les lecteurs. Il y en a ceux qui sont considérés comme plus élitistes, d’autres comme plus bourgeois ou plus conservateurs. Ainsi, BooMark regroupe 40 000 membres, Aassir Al-Kotob (l’essence des livres) 1,5 million, et Nadi Al-Qoraa Al-Aslyine (le club des lecteurs innés) a attiré 6 500 abonnés en un an. « Les oeuvres traduites viennent combler une carence quant à certains sujets, mais peut-être cet engouement est dû aussi à l’effet des booktubers, très ouverts sur les autres cultures. Cela n’empêche qu’il y a une grande hétérogénéité concernant les goûts et les intérêts », remarque Ibrahim Adel, responsable du groupe Facebook Nadi Al-Qoraa Al-Aslyine.
Cette hétérogénéité est également soulignée par Sameh Fayez, directeur de la rédaction de la revue Alam Al-Kétab (le monde du livre) et auteur de l’ouvrage Best-seller, paru en 2019 aux éditions Al-Masriya Al-Lobnaniya. « Certains groupes de lecture ont généré leurs propres stars et best-sellers. Les bouquinistes d’Ezbékieh ont vite remarqué le succès de ces livres, sortis d’abord en PDF, les ont publiés sur papier et vendus sur les trottoirs. Ils sont parfois plus à la page que les libraires traditionnels, qui ont commencé eux aussi à se pencher sur les goûts des jeunes, mais plus tardivement », raconte Sameh Fayez, citant à titre d’exemple le groupe Aassir Al-Kotob, créé en 2013 par trois jeunes hommes originaires de la Haute-Egypte : « Le groupe a promu des livres en format PDF, signés par de jeunes auteurs inconnus du grand public à l’époque, tels Doaa Abdel-Rahmane, Mona Salama et Ahmed Al-Malawani. Ils ont eu un énorme succès sur la toile, et certains ont connu une envolée. Quelques-uns parmi les membres fondateurs de ces groupes se sont lancés dans l’industrie du livre, en ouvrant leurs librairies et maisons d’édition. Les changements sont tellement rapides que l’ordre établi depuis des années est bouleversé, et moi-même, journaliste dans la trentaine, je fais beaucoup d’efforts pour ne pas me sentir dépassé par les événements ». Plusieurs mondes se superposent, cheminent en parallèle, parfois on cherche à les entrecroiser, difficilement. Depuis dix ans environ, chacun possède sa place, toutes les tendances existent sans filtrage, rares ceux qui sont écartés. La Gen Z sous-entend plus de diversité.
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