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Charles Saint-Prot : Les musulmans sont très majoritairement intégrés dans le système français, nous sommes face à un faux débat

Propos recueillis par Lamia Alsadaty, Mardi, 24 novembre 2020

La polémique sur les caricatures, le meurtre d’un enseignant d’histoire et enfin les discours du président français, Emmanuel Macron, sur l’islam ont remis sur le tapis la question de la place de l’islam en France. Pistes de réflexion avec Charles Saint-Prot, directeur de l’Observatoire d’études géopolitiques de Paris.

Charles Saint-Prot

Al-Ahram Hebdo : Deuxième religion en France de par le nombre de ses fidèles, après le christianisme, l’islam fait face à une islamophobie croissante. Pourquoi les questions liées à la place de l’islam en France sont-elles difficiles à résoudre ?

Charles Saint-Prot : Il est incontes­table que l’on a assisté à un regain d’hostilité à l’égard de l’islam, depuis deux ou trois décennies politiques. L’islam est trop souvent confondu avec les idéologies déviantes de cer­tains groupes ou partis qui ont pris la religion en otage. Bien sûr, les déviances et les extrémismes de cer­tains groupes affichés comme « isla­mistes » favorisent l’état d’esprit isla­mophobe. Deux ignorances se trou­vent ainsi conjuguées: d’une part, celle des Occidentaux qui ne connais­sent rien de l’islam et s’en tiennent aux clichés les plus éculés et aux cari­catures les plus désolantes, et d’autre part, celle des extrémistes (Frères musulmans, mollahs iraniens, terro­ristes) donnant une image fausse de l’islam.

Pour ce qui concerne l’islam en France, le problème vient du fait que la plupart des musulmans en France sont de nouveaux venus, ils n’ont pas la même conception de la religion qu’un peuple profondément marqué par les guerres de religion ou la répression républicaine contre le catholicisme à la fin du XIXe siècle. En outre, une majorité de Français a été — et reste— solidaire de la poli­tique de l’Etat (à commencer par les rois qui ont fait la France) visant à affirmer sa primauté sur tout autre pouvoir. Il est aussi notable qu’une majorité de Français n’aime ni les persécutions de croyants (lors de la révolution ou à la fin du XIXe siècle), ni l’extrême bigoterie. Souvenons-nous par exemple du rejet du fana­tisme et du sectarisme janséniste au XVIIe siècle. Il est constant que les musulmans en France n’ont pas la même culture historique. En plus, ils n’ont pas perdu le sens religieux qui a méthodiquement été éradiqué dans la société française par la République, l’idéologie marxiste qui a été très puissante ou l’infâme pensée 68 dont les méfaits sont encore à l’oeuvre. C’est une question typiquement fran­çaise et les autres pays, musulmans ou non, ont des problèmes à le com­prendre.

C’est aussi un problème dont l’ori­gine ne doit pas être occultée. André Azoulay, qui est le conseiller du roi du Maroc, affirme qu’il « faut com­prendre la nécessité de ne pas laisser les extrémistes récupérer des causes, par exemple la Palestine, que nous n’avons pas su défendre, et profiter des crises dont souffre le monde arabe et musulman (Iraq, Afghanistan, Syrie…) ». Comment ne pas voir que les interventions étrangères, le drame de la Palestine, la situation désas­treuse d’une grande partie du monde arabo-musulman nourrissent les res­sentiments et favorisent l’extrémisme chez certains ?

— L’emploi de l’expression « séparatisme islamiste » témoigne­rait-il d’une certaine carence au niveau de la gestion de l’Etat ?

— L’expression « séparatisme isla­miste » est particulièrement malheu­reuse. En premier lieu, il convient de noter que le terme séparatiste est mal venu, car c’est un terme politique qui désigne le plan d’un groupe (ou d’un Etat étranger), visant à se détacher de l’entité nationale: par exemple, le séparatisme catalan contre l’unité de l’Espagne, le séparatisme kurde anti­turc des terroristes du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK), le sépa­ratisme pro-algérien au Sahara maro­cain. Par ailleurs, le mot « islamiste » est un mot valise englobant tout et son contraire: la Révolution iranienne des mollahs fanatiques, les Frères musul­mans, les salafistes, le Hezbollah et Al-Qaëda ou Daech. Mais plus grave encore, ce mot est devenu un slogan pour désigner, selon Thomas Deltombe, les musulmans que « nous n’aimons pas » … Le mot islamisme sert surtout d’arme psychologique dans le « combat idéologique » (dixit le premier ministre français Jean Castex) que nos dirigeants actuels entendent mener dans nos cerveaux. Sous couvert de la nécessaire lutte contre les obscurantistes, le conflit avec l’islam est encouragé par des prétendus experts autoproclamés. On aura compris que l’utilisation abusive du terme islamiste ne fait que camou­fler une véritable haine du véritable message de l’islam, c’est-à-dire la haine contre plus de 1,6 milliard d’êtres humains.

— La loi de 1905 sur la sépara­tion des Eglises et de l’Etat consacre l’affirmation de la neutralité de l’Etat en matière religieuse, et ins­taure la laïcité comme fondement de la République française. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Le respect des croyances s’inscrit dans cette double reconnaissance de la neutra­lité de l’Etat et de la liberté de conscience. Mais que recouvre pré­cisément ce droit au respect des croyances ?

— D’abord, il faut rappeler que la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat tente de mettre fin à une période mar­quée par l’anticléricalisme républicain militant. Ce que vous appelez « l’af­firmation de la neutralité de l’Etat en matière religieuse » c’est surtout l’ar­ticle 2 de la loi qui dispose que la République « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Le respect des croyances est certes pro­clamé, mais cette loi met le catholi­cisme, religion traditionnelle des Français, au même niveau que les religions minoritaires. Cette loi brise, de façon unilatérale, les engagements français relatifs au régime concorda­taire français de 1801, régissant les rapports entre le gouvernement fran­çais et l’Eglise catholique, et elle invente la laïcité à la française, pro­mue comme valeur suprême.

— La liberté d’expression est un droit fondamental en France. Mais, jusqu’où va cette liberté ?

— La liberté d’expression est une chose, l’insulte et la provocation en est une autre. Lorsqu’est mort le géné­ral De Gaulle, qui fut le héros français du XXe siècle, le journal dont Charlie Hebdo est l’héritier direct fit une cou­verture infâme qui interdit aujourd’hui à tout gaulliste de se proclamer « Charlie ». De même, il est infâme de publier des dessins obscènes sur le pape et l’Eglise ou l’islam, car cela revient à cracher sur des centaines de millions de croyants. Il y a toujours eu en France — qu’on songe à Voltaire— des incroyants qui se sont montrés critiques vis-à-vis du catholicisme, parfois d’une manière excessive, mais ils se sont gardés de franchir la ligne rouge. Les insultes gratuites de Charlie Hebdo atteignent les mêmes sommets d’abjection que les excès sanguinaires de la Révolution fran­çaise quand des fanatiques déterraient les cadavres des moines et des reli­gieuses pour les profaner. Se montrer abject n’a donc rien de commun avec la liberté d’expression. Là encore, Macron fait une confusion fâcheuse.

— Quand Charlie Hebdo publie une caricature sur le prophète Mohamad, on rit et on parle de la liberté d’expression; mais quand l’humoriste et acteur Dieudonné nie le génocide des juifs, on punit et on parle d’antisémitisme. L’Etat laïque semble-t-il avoir deux poids, deux mesures ?

— Surtout l’Etat manque à son devoir en tolérant n’importe quoi. Pour le reste, il est très clair que cet Etat a deux poids, deux mesures et qu’il poursuit des buts électoralistes. C’est sans doute pour les mêmes raisons que Macron se livre contre la Turquie à une gesticulation qui est pourtant peu conforme à la tradition­nelle politique arabe et musulmane de la France.

— Dans un discours prononcé le 2 octobre dernier, Emmanuel Macron estimait que la République et les musulmans de France doi­vent bâtir un islam compatible avec les valeurs de la République. Ceci est-il réalisable ?

— Quelles sont aujourd’hui les valeurs de la République? Est-ce qu’on peut appeler valeurs ce qui n’est qu’une idéologie prônant le mariage gay, l’avortement par com­modité personnelle ou la haine de la religion ? Ne confondons pas valeur avec ce qui n’est qu’idéologie ou tocade. Pour le reste, il est évident que les musulmans sont très majori­tairement intégrés dans le système français et que nous sommes face à un faux débat.

— « Un islam progressiste », « un islam libéral », « un islam des Lumières », des expressions qui viennent d’acquérir une certaine popularité auprès des politiciens, des intellectuels et des journalistes. D’après quels critères serait-il possible de donner à l’islam ces qualificatifs ?

— Sans doute aucun, car cela ne veut strictement rien dire. L’islam est l’islam comme le catholicisme est le catholicisme, ils n’ont pas à suivre des modes de l’instant mais à être de tous les temps, c’est-à-dire classiques, ce qui ne signifie pas figés dans un conservatisme routinier étranger à ces deux religions. Dans ces conditions, le débat ne saurait se réduire à une oppo­sition factice entre deux concepts aussi flous que la « modernité » et l’« intégrisme ». En vérité, il n’y a pas la moindre contradiction entre la tra­dition islamique et le progrès. Toute la question consiste pour les musulmans à retrouver cette pulsion progressiste de l’islam.

— Des intellectuels égyptiens ont envisagé Les Lumières comme méthode critique de la pensée reli­gieuse, cependant ils ont été réfutés et écartés de leurs communautés. Pensez-vous que si l’Etat laïque reprenne ce chantier, serait-il acceptable? Une réforme religieuse proposée par un Etat laïque aurait-elle quelques chances d’aboutir ?

— L’islam n’a pas besoin des pré­tendus nouveaux penseurs qui veu­lent inventer une autre religion, car l’islam est essentiellement réfor­miste. Son histoire et ses traditions lui donnent la capacité de résister et d’extirper les errements déviants de tous les extrémismes, des courants étroits et fanatiques qui n’en consti­tuent qu’une caricature faisant d’ailleurs le jeu des islamophobes. Au lieu d’être la religion de la bigo­terie et de la stagnation, il est par essence celle de la raison et de la réforme permanente. Le réformisme n’est pas une option que peuvent brandir des gens qui croient tout découvrir, c’est un concept qui se trouve très précisément au coeur de l’islam, lequel conserve la possibilité de répondre, d’une manière positive et constructive, aux défis du monde moderne. Telle est la tradition isla­mique de la réforme.

Dans ce contexte, c’est bien l’igno­rance et les replis sectaires sur ses seules certitudes qui constituent le premier obstacle à toute compréhen­sion de l’autre. Il est clair qu’il ne peut y avoir de véritable dialogue sans connaissance! Force est de constater qu’il existe de graves lacunes dans la connaissance de nos civilisations res­pectives. Si nous prenons l’exemple de l’islam, une abondante littérature lui est consacrée, mais il faut bien constater qu’il s’agit souvent d’ana­lyses réduites à quelques clichés récurrents, à des lieux communs plus ou moins exacts, à des raccourcis simplistes.

Nos vieilles civilisations sont malades, touchées par les virus de la mondialisation marchande et cosmo­polite, de l’individualisme libertaire et du matérialisme. Car la véritable crise, plus grave encore que l’écrou­lement des Bourses, de l’économie virtuelle et des niches financières, est bien cette montée en puissance d’un matérialisme éradicateur du spirituel l

Le politologue en quelques lignes :

Né en 1951, Charles Saint-Prot est directeur général de l’Observa­toire d’études géopolitiques de Paris, un centre de recherches sur les relations internationales créé en 2014. Historien, essayiste, géo-polito­logue français, il codirige avec sa femme Zeina El Tibi la collection Etudes géopolitiques chez Karthala.

Spécialiste de l’islam, il est auteur de plusieurs ouvrages de référence sur l’islam dont Islam, l’avenir de la tradition, 2008 ; La Tradition islamique de la réforme, 2010 ; L’Islam et l’effort d’adaptation au monde contemporain. L’impératif de l’ijtihâd, 2011 ; La Finance islamique et la crise de l’économie contemporaine, 2012.

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