En mai dernier, l’ancienne ambassadrice de la Palestine à Paris, Leïla Chahid, a évoqué, lors d’une émission sur France 24, les raisons pour lesquelles le poète Mahmoud Darwich a quitté Moscou après avoir terminé ses études, en février 1971, pour s’installer au Caire. « Darwich avait rencontré Gamal Abdel-Nasser, en visite clandestine à Moscou. Ce dernier l’avait invité à résider en Egypte », a révélé Chahid, ajoutant: « Nasser lui avait demandé : que fais-tu sous la neige? Et Darwich lui avait expliqué qu’à cause de ses papiers d’identité israéliens, il ne pouvait se rendre dans n’importe quel pays arabe. Plus tard, le raïs lui a envoyé un passeport diplomatique pour venir en Egypte et vivre au Caire, alors que le poète n’avait pas encore 30 ans ».
Douze ans se sont écoulés depuis la disparition de Mahmoud Darwich, en août 2008, et le poète fait toujours parler de lui. Les gens continuent à suivre les traces de ses histoires personnelles et à lire ses recueils avec la même ferveur. Sans doute, nous n’avons aucun moyen de vérifier de manière catégorique l’éventualité de cette rencontre entre le poète et le raïs, mais il n’y a aucune raison de ne pas croire les propos de l’ancienne ambassadrice, qui était une amie très proche de Darwich et qui l’a côtoyé pendant les années qu’il a passées à Paris.
Dès décembre 1969, les problèmes cardiaques de Nasser commençaient à s’aggraver, sa maladie prenant de l’ampleur après la défaite de 1967, d’autant plus qu’il était diabétique. Il se rendait de temps en temps à des stations thermales au coeur du Caucase pour suivre des cures médicales et par la force des choses, s’entretenir avec les responsables russes autour des affaires politiques du Moyen-Orient. Et ce, dans le contexte de la guerre d’usure, alors que l’Egypte comptait davantage sur l’armement russe, que l’Administration américaine sous Nixon adoptait une politique de statu quo dans la région et qu’Israël faisait escalader les tensions.
Probablement, la rencontre Nasser-Darwich a eu lieu deux mois avant la mort du premier, soit en juillet 1970. Le poète était arrivé à Moscou à peine quelques mois plus tôt, grâce à l’aide d’un autre poète palestinien, Moïn Bessisso. Ce dernier avait mis son ami, Mahmoud Darwich, en contact avec plusieurs personnalités arabes qui avaient de bonnes relations avec l’ex-URSS, par affiliation idéologique, tels les intellectuels libanais Hussein Morrowa et Mohamad Dakroub, ainsi que l’écrivain et traducteur iraqien Ghaëb Taama Farman, le poète soudanais Gilly Abdel-Rahman et l’éditeur Soheil Idriss, propriétaire de la revue libanaise Al-Adab (les lettres).
Darwich a ainsi fait connaissance avec l’ambassadeur égyptien à Moscou, Mourad Ghaleb, qui était un ami proche de Moïn Bessisso. Ce dernier a tâté le terrain auprès des autorités égyptiennes afin de permettre à Darwich de s’installer au Caire, ayant senti que ce dernier ne voulait aucunement revenir vivre dans les territoires occupés. Selon l’intellectuel palestinien Fayçal Hourani, c’est Bessisso qui en a parlé à Nasser, en premier. Ce dernier a reçu la demande de séjour dans le jardin de sa station thermale. Durant la rencontre présumée Nasser-Darwich, ce dernier aurait fait la connaissance avec une autre personnalité influente, avec qui il a entretenu d’excellents rapports, durant le reste de sa vie, à savoir le journaliste Mohamad Hassanein Heikal.
Cela dit, cette visite a rapproché le poète de deux compagnons hors pair : Heikal et Mourad Ghaleb. C’est l’âme de toute une époque que reflètent leurs rapports. Ghaleb a occupé le poste d’ambassadeur à Moscou de 1962 à 1972. Il a été donc témoin de pas mal d’événements cruciaux, vu le rapprochement entre l’Egypte et l’ex-Union soviétique. Il était même considéré comme l’architecte des relations égypto-russes, « l’homme à même d’ouvrir toutes les portes fermées », comme l’a décrit Heikal.
Une russophilie

Emile Thomas, l’un des maîtres à penser de Darwich.
A cette époque, Le Caire avait obtenu l’appui total de Moscou afin de construire le Haut-Barrage, et au lendemain de la défaite de 1967, l’URSS avait aidé l’Egypte à rebâtir son armée et lui avait fourni des missiles anti-aériens. En avril 1970, le nombre d’experts russes installés en Egypte tablait autour de 10000 experts, ils y sont restés jusqu’à ce que Sadate ait décidé de se débarrasser d’eux en 1972, dans le but d’obtenir le soutien des Américains. Sadate a voulu aussi se débarrasser de tous les sympathisants de l’ex-Union soviétique, dont Mourad Ghaleb qui fut renvoyé d’office du comité central de l’Union socialiste. Mahmoud Darwich, lui, a alors dit, narquois: « En te renvoyant Sadate a chassé le dernier expert russe ! ». C’est ce que rapporte Ghaleb dans ses mémoires, publiés par le Centre de la traduction et de l’édition d’Al-Ahram.
Cet ouvrage révèle, en effet, les rapports amicaux qu’a entretenus Ghaleb avec un bon nombre d’écrivains et poètes soviétiques. Il mentionne dans son livre: « Ils abordaient la liberté, mais avec beaucoup de prudence. Ils maintenaient des liens étroits et savaient quand il fallait changer de sujet, étant sur écoute. Ils ne manquaient pas de m’aviser quand ils avaient un doute ». Le poète, romancier et cinéaste russe Evgueni Evtouchenko (1932-2007) était parmi les amis de Ghaleb; il l’a invité à venir en Egypte où il fut accueilli chaleureusement. Il a noué une amitié avec Darwich également qu’il a rencontré à Moscou.
La mort de Nasser

Les mémoires de Mourad Ghaleb, publiées par Al-Ahram.
Le torchon brûle entre Palestiniens et Jordaniens. Nasser tente d’assainir les relations, accueille les leaders arabes réunis dans un sommet extraordinaire de la Ligue arabe, le 27 septembre 1970. Le coeur du président égyptien cède devant tant de tensions. Darwich était encore boursier à Moscou, Oum Kalsoum se préparait à se produire en concert, toujours à Moscou. Des photos publiées dans la presse, à l’époque, la montre en train de pleurer Nasser, mais rien n’a été mentionné dans les journaux sur Darwich. Comment a-t-il passé la nuit, à la mort de Nasser ?
Les lettres qu’il a échangées avec un autre poète palestinien, Samih Al-Qassam, évoquent ce souvenir amer. Darwich raconte comment il a appris la nouvelle et comment il l’a annoncée à son maître, l’historien et penseur communiste Emile Thomas (1919-1985), qui révisait ses travaux de recherche sur l’union arabe. « J’étais le premier à annoncer la mort de Nasser à Thomas, alors il m’a dit: C’est invraisemblable! Sadate va prendre le pouvoir, et puis nous avons passé plusieurs soirées d’affilée à écouter le trio pour piano de Tchaïkovski », précise Darwich.
On commémore le 28 septembre, 50 ans depuis la mort de Nasser. Ses histoires et celles de Darwich continuent à nous passionner .
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