C’est à ismaïliya, cette ville calme du Canal de Suez, qu’est né Ali Al-Raï en 1920. Il a vécu dans l’ambiance cosmopolite de l’époque, car c’était une ville ouverte sur plusieurs cultures, abritant pas mal de ressortissants étrangers, vu sa situation géographique au bord du canal. D’où ses multiples amitiés et son savoir encyclopédique.
Avant d’avoir 20 ans, il s’installe au Caire où il intègre l’université et fait des études de littérature anglaise en 1939. Après avoir obtenu son diplôme en 1944, il reçoit une bourse à l’Université de Birmingham en Grande-Bretagne, où il fait un doctorat sur Bernard Shaw. « En me penchant sur le théâtre de Bernard Shaw, j’ai constaté que l’écrivain a déployé un grand effort afin de traduire ses pensées en formes littéraires acceptables. Celles-ci étaient le résultat d’une véritable interaction entre ses propres avis et son savoir-faire de créateur », a-t-il souligné dans ses écrits.
Sa vie durant, Al-Raï a été l’exemple parfait du critique littéraire, doté d’une vaste culture. Toujours proche des petites gens, il a tenu fort aux valeurs de liberté et de rationalisme. Il nous a légué des textes qui cherchent à élargir le champ de la culture, à la simplifier, de manière à rompre avec les cercles élitistes.
Toute son oeuvre gravitait autour de ce sens : élargir le champ culturel et rompre avec la centralisation à outrance. D’où son projet culturel visant à cultiver le peuple. Une fois de retour en Egypte, après avoir terminé sa thèse, il travaille en tant que présentateur à la radio égyptienne, jusqu’à devenir chef de service et journaliste senior. En même temps, il enseigne la littérature contemporaine à l’Université de Aïn-Chams et préside l’Organisme de la musique et du théâtre, relevant du ministère de la Culture. Ce dernier organisme était responsable des instituts artistiques et lui a permis de fonder une première troupe folklorique ainsi que plusieurs autres formations musicales.
En mars 1959, il était au sommet de sa gloire, lorsqu’il a été nommé rédacteur en chef de la revue littéraire Al-Magalla qui lui a servi de tribune pour exprimer sa culture moderniste. A travers cette publication, il a accordé un intérêt particulier aux arts populaires, en privilégiant les écrits sur la tradition orale, le folklore et les arts de la rue, en Egypte comme ailleurs. Il tenait à la diversité attirant plein de belles plumes, toutes tendances confondues. Citons-en : Taha Hussein, Louis Awad, Zaki Naguib Mahmoud, Mohamad Mandour, Ramsès Younan, Anouar Abdel-Malek et d’autres intellectuels. Al-Raï est resté à la tête de cette revue pendant 3 ans, c’est-à-dire jusqu’en 1962, puis il a décidé de démissionner avec le départ du ministre de la Culture à l’époque, Sarwat Okacha.
Adieu l’administration
Puis, 1968 a été un autre tournant dans sa carrière. Le critique averti s’est résolu à faire table rase de tous ses postes administratifs et à se consacrer entièrement à l’écriture, alors qu’il n’avait pas dépassé ses 50 ans. Il s’est contenté de répéter à différentes occasions : « Je crois dur comme fer que ce qui a été construit sur des bases solides est durable. Rien ne meurt. Et ce, même si les chemins sont parfois pavés des pires intentions et si les ennemis de la culture deviennent tout puissants ».
Leïla Al-Raï, la fille du critique, se rappelle ses souvenirs avec son père, dans un article publié dans le portail arabe d’Al-Ahram, disant : « Mon père tenait à nous demander notre opinion. Il ne prenait jamais de décision concernant la famille sans en discuter. Je ne comprenais pas à l’époque que cette éducation allait m’inculquer les valeurs de la démocratie, de la liberté et de la décision participative. Cela m’a permis plus tard d’exprimer mes pensées, d’avoir le verbe facile, même en tant qu’adolescente. Je me rappelle que lorsque je commettais une erreur, il n’imposait pas son opinion, mais se contentait de m’inviter à y penser à nouveau, calmement. Souvent je découvrais que j’étais fautive. Du coup, j’ai appris à réviser mes idées de temps en temps, à ne pas m’obstiner ». Et de poursuivre : « Mon père m’a appris aussi qu’à chaque chose son temps. Il y a un temps pour sortir, un temps pour étudier, pour jouer, etc. Et la personne qui réussit dans la vie est celle qui parvient à bien profiter de son temps. Je le voyais enfermé pendant de longues heures dans son bureau, suivant un régime austère. Il lisait, écrivait deux heures par jour. En le voyant agir ainsi, j’ai saisi que le succès ne vient pas tout seul, qu’il faut le mériter en se livrant à un travail assidu. En outre, j’ai grandi dans une ambiance assez riche culturellement parlant, ses amis intellectuels nous rendaient visite régulièrement, on avait une bibliothèque bien garnie. Tout cela m’a initiée à la lecture, à la littérature et à la création, dès mon jeune âge ».
Le sens de l’engagement
Après avoir abandonné ses postes administratifs, Al-Raï a publié plus de 50 livres. Il considérait le travail d’un critique comme une mission sociale et patriotique. Il a également signé des traductions d’Ibsen, de Tchekhov et de plusieurs autres écrivains de renom, qui ont enrichi la bibliothèque arabe. En fait, il a établi son projet littéraire sur l’esthétique du beau qui renferme une profondeur intellectuelle, sans prétention. Il insistait sur l’importance de l’identité culturelle, sans que cela signifie un repli sur soi. Bien au contraire, il aimait bien laisser la porte grand ouverte face à l’expérimentation et aux tendances culturelles de par le monde. « Les écrits de Taha Hussein et les pièces de Tawfiq Al-Hakim ont éclairé mon chemin de vie. J’ai adoré le premier et l’ai pris comme un exemple à suivre, j’ai couru derrière lui haletant. Et j’ai été fasciné par le second, par ses dialogues inégalés et sa construction dramatique. Ses pièces conciliaient l’intellect et l’art, comme Les Gens de la caverne et Schéhérazade. Je me suis régalé lorsqu’ensemble ils ont écrit leur ouvrage magnifique Al-Qasr Al-Mashour (le palais ensorcelé), celui-ci m’a profondément marqué », a-t-il souligné.
En 1973, Al-Raï ouvre un nouveau chapitre. Il part vivre au Koweït où il enseigne à l’Université le drame contemporain pendant 9 ans. Une fois rentré en Egypte en 1982, il multiplie les écrits dans les organes de presse comme Rose Al-Youssef, Al-Mossawar et Al-Ahram. A travers ses articles dans ce dernier quotidien, il réussit à attirer l’attention vers plusieurs jeunes talents et vers les publications importantes de l’époque. Il y présentait une lecture des oeuvres en question sous différents angles, permettant aux lecteurs de mieux cerner les tendances de la scène littéraire. Ses analyses et critiques étaient d’ailleurs parmi les plus sollicitées, chose assez rare pour ce genre d’écriture. D’ailleurs, son article hebdomadaire s’est transformé en une tribune pour les écrivains en herbe, on se précipitait à le lire pour aller à la rencontre de nouvelles découvertes. « Dans mon coeur, il y a en permanence un coin chaleureux réservé aux simples artistes de théâtre qui ont payé leur passion de leur vie. Et ce, pour que la flamme du théâtre reste vive », a-t-il dit.
A l’occasion du centenaire de ce critique chevronné, disparu le 18 janvier 1999, le romancier et journaliste Ibrahim Farghali a écrit sur son compte Facebook : « J’ai lu et relu son ouvrage sur le roman arabe, au fil des ans. Je reprenais des parties du livre, sans respecter l’ordre des textes, je m’attardais sur le même sujet, l’interprétant différemment. Je le parcourais parfois à l’envers. Cet ouvrage m’a donné la chance de mieux connaître les grands noms du roman arabe. Je venais de le découvrir au début des années 1990, alors que je venais de m’installer au Caire, dans le quartier de Manial. J’étais très préoccupé par le livre et je cherchais tous les romans qu’il mentionnait ». Ce témoignage touchant et sincère va droit au coeur. Il résume en quelque sorte l’influence d’Al-Raï sur les hommes de lettres contemporains nourris de ses analyses incontournables. « Je suis sûr que les efforts que j’ai déployés depuis la moitié des années 1950 ont porté leurs fruits, cela me réconforte. J’ai quand même réussi à faire entrer le théâtre dans la conscience du peuple. L’impact est si fort que l’on ne peut l’ignorer ou en faire table rase », a dit Al-Raï comme pour conclure. Ses mots résonnent quelque 20 ans après sa mort.
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