Al-Ahram Hebdo : Les Etats-Unis d’Amérique sont secoués par une rage tacite ... Pourquoi ?
Nabil Abdel-Fattah: Ce qui se passe actuellement est un cri social contre la prolifération des idées du suprémacisme blanc au niveau de l’Etat et de la société. Et ce, contre les perceptions collectives enracinées, notamment chez une partie de la classe moyenne américaine blanche. C’est surtout un cri contre la continuation de certaines formes de marginalisation sociale que subit une large partie des Américains d’origine africaine. On peut dire que des groupes d’Afro-Américains sont exclus du système social, soit parce qu’ils ont un travail informel ou parce qu’ils sont devenus des hors-la-loi, si l’on ose dire.
Cet état de fait est exacerbé par une forme de distribution urbaine qui a engendré des communautés closes ainsi que par le recul du taux d’éducation. On a vu aussi au fil des ans que les classes moyennes noires ont quitté les quartiers marginalisés pour rejoindre d’autres plus favorisés. D’où une séparation entre la classe moyenne et la classe plus pauvre, moins éduquée et privée de tout soin médical.
Il y a aussi tout un héritage de violences policières. Les policiers ont presque développé un prototype mental contre les Américains de couleur, qui sont constamment inculpés. Sur ce, plusieurs incidents de violence se sont multipliés, dépassant le cadre légal.
— Mais cette situation perdure depuis de longues années, pourquoi la rage se manifeste-t-elle aujourd’hui ?
— Ces violences contre les minorités de couleur se sont multipliées ces dernières années, à un point qui attire l’attention. Petit à petit, une conscience sociale collective s’est formée contre les pratiques de discrimination et de violence. Mais il faut par ailleurs interpréter ce qui se passe actuellement sur la scène, en prenant compte des instigateurs de la colère sociale. Le refus social s’est déclenché, touchant de larges tranches sociales, notamment chez les jeunes parmi les noirs, les latinos et certains émigrés asiatiques. Plusieurs parmi ces derniers ont été expulsés du marché du travail, à cause de l’automatisation, qui a mis fin à un grand nombre de jobs chez les moins qualifiés ainsi qu’à certains emplois administratifs, et à cause de l’émigration de beaucoup d’industries en dehors du pays.
La haute corruption et l’existence de 40 millions de chômeurs ajoutent à la déception et font augmenter la rage, L’Obamacare n’a pas offert un véritable soutien aux Américains de couleur et aux plus démunis, vu l’élévation de son coût. Au temps du Covid-19, nous avons vu que les Américains d’origine africaine sont les plus touchés par l’épidémie et sont les victimes des plus grands taux de mortalité.
Il ne faut pas également oublier l’effet de la frustration politique. Trump, ses politiques, son arrogance, ses tweets comportent des termes racistes. Il a tout le temps recours à un populisme qui plaît à la droite qui croit en le suprémacisme blanc. Pendant la crise du coronavirus, Trump a essayé de cultiver un sentiment d’animosité contre la Chine, pour détourner les regards de sa mauvaise gestion. Il a voulu tourner le dos à la science et aux informations présentées depuis décembre dernier par les services d’intelligence, soulignant le danger du virus et la gravité de la situation.
— Vous voulez donc dire que la vague de colère est différente cette fois-ci. Pouvez-vous élaborer davantage votre idée ?
— La colère se caractérise cette fois-ci par une propagation géographique et une plus grande durée, outre sa diversité sociale et raciale. La réaction du président américain vis-à-vis de la colère sociale n’a pas été appréciée du grand public, son discours et sa décision d’affronter les manifestations par la violence non plus, soit lorsqu’il a convoqué la garde nationale, ou lorsqu’il a imposé le couvre-feu. Ce sont des décisions jamais vues aux Etats-Unis, même à comparer avec les soulèvements qui se sont déclenchés au lendemain du meurtre de Martin Luther King.
Il est à noter que la révolte d’aujourd’hui est sans précédent, soit en termes de son étendue géographique et sa propagation dans une dizaine d’Etats, soit en termes de sa prolongation pendant des semaines, à comparer aux émeutes provoquées par l’acquittement des policiers responsables de la violence contre le motocycliste Rodney King, en 1991 à Los Angeles, ou celles survenues, en 2014, à la suite du meurtre non justifié du jeune Afro-Américain Micheal Brown par un policier blanc.
Nous témoignons d’un mélange de manifestations pacifistes et d’actes de violence. Nous avons aussi affaire à des confrontations (par des activistes de la droite) qui ne sont que le résultat d’une polarisation extrême et des politiques de Trump. Les protestations ethniques ont donc cédé la place aux demandes de restructuration de la police et à la réclamation de changements plus profonds quant au système politique. Le mouvement contre le racisme Black Lives Matter est rejoint par des groupes de la gauche, tels les mouvements de jeunes supporteurs de Bernie Sanders (le candidat qui s’est retiré de la course présidentielle) et le mouvement antifasciste incriminé par Trump. La classe politique de Washington est donc remise en question.
— Comment interprétez-vous la compassion avec le meurtre de George Floyd sur l’autre rive de l’Atlantique ?
— Presque les mêmes causes qui ont déclenché les émeutes aux Etats-Unis existent en Europe. J’ai vécu en France pendant plusieurs années. J’ai vu comment on regardait les Arabes, les musulmans et les Africains francophones, sous Mitterrand, au-delà de l’émergence de la droite raciste. Plusieurs formes de discrimination flagrante me frappaient, les regards et les commentaires qu’on adressait aux personnes d’origine africaine, dans le métro à titre d’exemple, me sidéraient. Car ils révélaient que les Français « de souche » partageaient plus ou moins la même idée préétablie, considérant que l’homme de couleur leur a pris leurs emplois et leurs bénéfices sociaux.
En Angleterre, c’est pareil. Les personnes de couleur— y compris celles qui ont participé aux deux guerres mondiales sous le drapeau des Alliés— ont toujours connu ce genre de discrimination raciale. Celle-ci est enracinée dans les sociétés française, britannique, allemande et italienne; elle a rouvert la plaie de l’esclavage et de la traite des noirs qui avait lieu dans plusieurs ports européens. La destruction de statues de personnalités liées à l’esclavage en témoigne.
Les manifestations regroupent autant de jeunes blancs que de personnes qui souffrent de discrimination …
Au premier abord, il s’agit d’une colère face à la discrimination contre les différentes races et contre les immigrés. Mais au fond, les événements en cours ont montré à quel point la culture des droits de l’homme est présente. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la culture des droits de l’homme est passée par quatre phases, jusqu’à faire partie intégrante de la conscience universelle. Elle a traversé les multiplicités culturelles, religieuses et nationales. D’où les activistes actuels parmi les blancs qui soutiennent aujourd’hui le mouvement de protestation sociale et politique qui sévit partout dans le monde.
La menace contre l’individualisme, entraînée par le confinement et la surveillance qui s’en est suivie, a mis de l’huile sur le feu. Un nombre croissant de citoyens critique l’essor des systèmes de surveillance numérique qu’a connu le monde depuis le début de la crise du Covid-19, celle-ci a effectivement mené au verrouillage du domaine public. Plusieurs sociologues prévoient que le monde connaîtrait avec le déconfinement plusieurs formes de protestations sociales et politiques. Ce serait des mouvements para-marginalisés, para-nationaux, regroupant les classes moyennes touchées par les pertes d’emplois, d’épargnes et de statuts sociaux.
Ces mouvements existent déjà, comme les « Gilets jaunes » en France, qui se sont soulevés contre les politiques économiques de Macron. Il est toujours question de l’accumulation de la colère.
— Pensez-vous que ces mouvements conduisent à un changement culturel et social ?
— Dans les années 1960, a émergé le mouvement de protestation des étudiants à Berkeley, en Californie, puis il s’est étendu en Europe en passant par les étudiants de la Sorbonne à Paris. Le mouvement a été encouragé par les changements de la société et de la nature des rapports sociaux en France. Il a été également soutenu par les mouvements de gauche, qui refusaient le parcours lent des changements économiques et sociaux. Cette fois-ci, la vague de protestation est plus puissante et plus vaste. J’espère que les protestations de l’après-coronavirus vont frayer la voie à de nouvelles formations politiques.
Le progrès numérique au niveau du globe est devenu un facteur de pression sur les décideurs. Il tient des rôles qui vont bien au-delà des rôles classiques des partis politiques. Il joue un rôle évident quant au rassemblement des groupes d’intérêts et à la mobilisation des groupes de pression autour de certains sujets, il aide beaucoup à la propagation des idées. En revanche, il mène à de nouvelles formes de surveillance sécuritaire et politique. Cela va continuer après le Covid-19. Les sociologues peinent à trouver les outils analytiques et qualitatifs convenables, afin d’étudier les sociétés les plus et les moins avancées. Les terminologies, les méthodes de recherche et les théories qu’on utilisait autrefois ne sont plus appropriées.
Cette nouvelle donne s’est transformée en un outil servant à remodeler le monde. Elle touche la nouvelle génération, soit des milliards de consommateurs et d’adhérents à la culture numérique, qui constituent un vrai potentiel à même d’altérer les structures de pouvoir existantes. Regardons par exemple ce qu’a provoqué l’incident de George Floyd, au sein de cet univers numérique. Très rapidement, les vidéos, les tweets, les discours de mobilisation ont dépassé la barrière nationale et ont inspiré des gens dans les quatre coins du monde.
A l’autre bout du monde, dans notre région arabe, nous trouvons très peu de sympathie avec la colère contre la discrimination raciale, à l’exception d’une minorité d’intellectuels qui ont exprimé leur soutien sur les réseaux sociaux. De quoi attirer l’attention sur la culture de discrimination enracinée dans plusieurs pays comme en Arabie saoudite, dans plusieurs autres pays du Golfe et en Mauritanie, où les peuples méprisent généralement les autres races. Ceci révèle que la région arabe constitue une exception, dans un monde qui s’est soulevé en signe de compassion. Sans doute le verrouillage de l’espace public dans la grande majorité des pays arabes a joué un rôle quant à la suppression de l’expression de la sympathie.
— Un nouveau monde plus juste serait-il en train de naître ?
— Les grands changements commencent toujours à petite vitesse. Ils commencent sur un plan idéologique. Sur le moyen et long termes, les nouvelles idées se propagent à travers les mouvements politiques. Le monde d’aujourd’hui connaît des politiciens « normaux » versus les grands politiciens visionnaires de l’après-guerre. C’est le cas par exemple de George Biden, le candidat présidentiel démocrate, et d’Emmanuel Macron qui a remplacé Chirac ou Mitterrand. Les politiciens d’aujourd’hui sont les fils de la prolifération des politiques néolibérales et les règles sacrées du marché. Mais cette génération de politiciens « technocrates » connaîtra des perturbations profondes. Les mouvements sociaux actuels vont donner naissance à de nouvelles générations de leaders, il en est de même pour les mouvements de protestation numérique. La politique va s’adapter, à mon avis, sous le poids des protestations .
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