L’académicien et ancien ministre de la Culture, Emad Abou-Ghazi, est l’un des historiens les mieux placés pour aborder la période ottomane en Egypte. Il y a consacré plusieurs écrits dont Tuman Bay, le sultan martyr (éditions Merit, 1999) et 1517, l’occupation ottomane et la chute des Mamelouks (éditions Merit, 2019), ainsi que des articles publiés dans des périodiques et sur son blog personnel Le Khamsin.
Dans le second ouvrage, il décrit l’arrivée des Ottomans en Egypte, comme suit: « L’Etat des Mamelouks était complètement affaibli, en Egypte comme au Levant. C’était une ère qui touchait à sa fin (…) et les alternatives locales n’étaient pas suffisamment mûres, d’où la chute inéluctable, provoquée par l’arrivée d’un acteur externe (les Turcs). Ceci a freiné l’évolution de la société pendant un bout de temps ».
Les Egyptiens n’avaient pas le droit de porter les armes et de défendre leur patrie, mais Tuman Bay dès qu’il a remplacé son oncle, le sultan Al-Ghouri, mort sur le champ de bataille en 1516, a incité le peuple à prendre part au conflit. Les petites gens se sont rassemblées autour de leur sultan, pour le soutenir contre les envahisseurs ottomans, mais leur tentative fut vouée à l’échec et Le Caire fut conquis.
Abou-Ghazi se réfère entre autres à la lettre envoyée par le sultan ottoman Sélim 1er à ses collaborateurs en Syrie, afin d’avorter les plans de la résistance, mais aussi aux textes d’Ibn Iyas, l’un des historiens de l’époque, racontant les détails de la bataille de 3 jours, au bout desquels Le Caire est tombé entre les mains des Ottomans. Et ce, malgré le courage et la témérité de Tuman Bay, qui s’est transformé en un héros populaire aux yeux des Egyptiens. Des poèmes entiers furent composés en son honneur. Ils figurent toujours dans les textes anciens et sont repris par des historiens contemporains comme Abou-Ghazi.
En fait, ce retour en force du personnage de Tuman Bay en tant que héros populaire a été provoqué par la diffusion d’un feuilleton télévisé qui s’inscrit dans le contexte politique de la tension actuelle avec la Turquie. Le feuilleton a porté le nom du sultan mamelouk, assassiné par les Ottomans et pendu sur l’une des portes du Caire au XVIe siècle. En fait, depuis la diffusion du feuilleton, ce dernier a connu une véritable réhabilitation et les lecteurs ont cherché à revisiter l’histoire mamelouke pour en connaître davantage, en dehors de la version officielle des livres scolaires. D’où l’intérêt de cette relecture que présentent les oeuvres de Emad Abou-Ghazi et que nous essayons d’exposer ici.
Tuman Bay, dit-il, a tenu les rênes du pouvoir dans des conditions extrêmement difficiles: remous politiques, troubles sociaux, détérioration économique, conflits entre les émirs, danger externe… Il a hérité surtout d’une armée défaite, mais il a essayé d’en reprendre les commandes et de donner espoir à ses subalternes. Le portrait qu’on dresse de lui dans les différentes oeuvres historiques, d’abord en tant qu’émir, puis en tant que sultan, ensuite en tant que résistant et fugitif, font de lui un personnage aimé de tous. L’historien égyptien cheikh Ibn Zanbal Ahmad bin Ali Al-Rammal (1500-1572) mentionne d’ailleurs dans ses écrits qu’il était devenu un héros épique qui inspire des vers chantés dans les cafés du Caire, à l’instar des contes épiques de la Geste hilalienne racontant les exploits des tribus bédouines. Les récits des voyageurs européens qui ont séjourné en Egypte pendant les cent ans qui ont suivi confirment cette image de gouverneur sans failles, qui est restée longtemps gravée dans les mémoires, avant de tomber dans les oubliettes et de se réduire à quelques lignes dans les manuels scolaires.
Le sultan fugitif
Illustration ancienne représentant le sultan mamelouk.
Selon Ibn Zanbal Al-Rammal, le sultan fugitif avait lui-même composé un poème narrant sa péripétie. Il l’a déclamé au pied des pyramides de Guiza, accompagné de l’émir mamelouk Qayt Al-Ragbi. Ces vers ont été affichés sur les pyramides comme faisaient autrefois les poètes préislamiques à La Mecque.
Bien qu’Abou-Ghazi confirme dans ses deux ouvrages que Tuman Bay était apprécié du peuple avant même d’hériter du trône, il tient à faire remarquer qu’il ne faut pas quand même peindre une image idyllique du guerrier mamelouk. Car ses actes et son comportement ont été parfois exagérés ou idéalisés, lorsqu’on les comparait à ceux d’autres émirs mamelouks réputés pour leur injustice et leur corruption. « Lui attribuer l’image d’un pauvre ascète est quand même exagéré, puisqu’il avait une énorme fortune (…), mais les peuples ont tendance à fabriquer leurs héros, indépendamment de la véracité historique », avance-t-il.
Avec la chute de la dynastie des Mamelouks circassiens, a commencé une nouvelle ère de dépendance politique annoncée par l’arrivée des Ottomans. L’Egypte dépend désormais de la Porte sublime à Istanbul, c’est un Etat parmi d’autres faisant partie de l’empire turc. Et ce, après avoir été un centre de rayonnement culturel et politique, pendant longtemps. Ceci a un grand impact sur les Egyptiens, comme l’a décrit Ibn Iyas, notamment dans son ouvrage Badaea Al-Zohour fi Waqaea Al-Dohour, mentionnant que les Ottomans ont tout ravagé et ont fait mainmise sur les biens du pays.
« Cette dépendance a mis terme au progrès social qui avait décollé et qui aurait pu sauver le pays des querelles continuelles. L’occupation turque a bloqué la situation pendant des siècles et a épuisé les ressources économiques au profit de la trésorerie ottomane. En outre, cette occupation est intervenue à un moment où le monde était à la croisée des chemins. L’Occident a réussi le passage d’une époque à l’autre, mais l’Orient est resté figé sous l’effet de l’occupation ottomane », indique Abou-Ghazi.
La présence ottomane en Egypte est souvent perçue comme une conquête ou une invasion, et les points de vue diffèrent là-dessus, selon les époques et les registres de lecture. « A cet égard, il y a deux principales tendances parmi les chercheurs. Un premier groupe considère que cette occupation a affaibli les Arabes et a mené au colonialisme occidental. Et un deuxième groupe juge qu’il a été simplement question de suppléants historiques, c’est-à-dire que les familles gouvernantes turques ont juste remplacé les familles mameloukes, de la même façon que les Abbassides ont remplacé les Omeyades auparavant. Cette dernière opinion va jusqu’à penser que l’existence de l’empire ottoman dans la région a préservé l’Egypte de l’expansionnisme occidental ou l’a retardé de plusieurs siècles », souligne Abou-Ghazi.
Relecture de l’Histoire
Le feuilleton diffusé récemment sur Tuman bay.
Durant les 40 dernières années, les études en matière d’histoire ont connu un véritable essor en Egypte. Certains historiens ne sont plus aussi tranchants quant à l’effet néfaste de la période ottomane sur le monde arabo-musulman. D’aucuns ont commencé à voir les choses autrement, réfutant l’hypothèse générale qui dominait l’élite intellectuelle arabe, condamnant le règne turc jusqu’à il n’y a pas très longtemps, et le considérant comme la raison principale qui a entravé la Nahda.
Cette opinion était alimentée, pendant des années, par des travaux de recherche occidentaux et par la théorie marxiste et sa méthode classique d’envisager l’Histoire. Mais depuis 30 ans environ, on a commencé à avoir d’autres sons de cloche, qui considèrent que l’ère ottomane a été quand même une période d’essor et non de stagnation, se basant sur les travaux menés par le chercheur américain de gauche, Peter Gran, notamment son ouvrage publié vers la fin des années 1970, Islamic Roots of Capitalism : Egypt, 1760-1840 (éditions Syracuse University Press). Celui-ci a constitué un tournant en ce qui concerne les études ottomanes.
La découverte d’autres sources historiques a contribué à mieux connaître cette période surtout les détails de la vie quotidienne, comme les manuscrits littéraires et théologiques, ainsi que les registres financiers et juridiques. Ceux-ci ont fourni des informations précises sur les conditions socioéconomiques et juridiques de l’époque qui, ajoutées à celles récoltées dans les archives ottomanes, ont permis une relecture plus clairvoyante de l’Histoire.
Par ailleurs, les travaux basés sur la critique de l’orientalisme et le post-colonialisme, lesquels ont émergé en Occident, combinés à la percée des mouvements de l’islam politique dans le monde arabo-musulman à partir des années 1970, ont aidé à redorer le blason de l’ère ottomane et à la considérer comme un prolongement de l’ère des grands califes musulmans. Des académiciens turcs ont pris part à cette vivification, pour des raisons essentiellement politiques et idéologiques, sans doute.
Emad Abou-Ghazi se réfère à l’idée de « la paix ottomane », soulevée par l’historien britannique Arnold Toynbee, faisant allusion à la paix et la stabilité instaurées par la force par les Ottomans à l’est de la Méditerranée, au sud-est de l’Europe et en Afrique du Nord. Cela n’est pas sans rappeler « la paix romaine », générée par l’emprise de Rome sur le bassin méditerranéen au premier siècle ap. J.-C. Cette « paix ottomane » a mis terme aux querelles continuelles qui ont caractérisé la fin de la période mamelouke, lesquelles ont affecté la conjoncture socioéconomique.
L’Orient ottoman figé
Mais vers la fin du XVIe siècle, il y a de nouveau une période trouble qui a freiné tout mouvement de progrès. La dynastie mamelouke cherchait à se redynamiser pour survivre et se défendre contre les menaces étrangères. Elle dépensait énormément à l’intérieur de l’Egypte, contrairement aux Ottomans qui pompaient une grande partie des revenus égyptiens, afin de servir les desseins de l’empire et couvrir les salaires versés à la classe turque dirigeante. D’où de nombreux problèmes économiques et des remous politiques, survenus quelques années après l’arrivée des Ottomans, avant de sombrer dans une période de déclin et d’une longue agonie vers la deuxième moitié du XVIe siècle. L’Egypte a connu donc trois siècles « moyenâgeux », jusqu’à son éveil sous Mohamad Ali. La résistance égyptienne contre ce marasme turc ne semblait pas très organisée; elle était marquée par quelques mouvements sporadiques comme au temps des Mamelouks. L’Orient ottoman était presque figé, alors que l’Occident prenait son élan .
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