Quiconque se penche sur l’état actuel de la langue arabe ne peut manquer d’exprimer un cas de conscience. Comment en effet défendre et illustrer cette langue? Comment concilier la langue écrite, encore fortement codifiée, et la langue parlée mêlant un enracinement local et une ouverture de plus en plus grande (certains diraient anarchique) aux langues et aux réalités qui surgissent de la globalisation ?
Plus que jamais l’arabe se trouve confronté à des dilemmes. L’intérêt qu’il suscite à l’étranger aujourd’hui est évidemment lié à son statut de langue de l’islam. Là se nichent nombre de malentendus.
La rhétorique islamiste se sert de la langue arabe comme d’un outil de propagande. Elle flatte tous ceux qui veulent coûte que coûte faire de cette langue un conservatoire, un musée renfermant sous des sarcophages de verre les trésors du passé.
L’instrumentalisation idéologique d’une telle appropriation est d’autant plus redoutable qu’elle s’adresse à des masses qui ignorent l’arabe classique, mais qui sont très sensibles à son exaltation en particulier comme langue du Coran et des dits du prophète. Il existe, par ailleurs, un lien organique et originel entre la langue arabe codifiée et formalisée et le pouvoir politique.
Cette interpénétration avait toujours donné à la langue dans le monde arabo-musulman le statut d’un phénomène absolu. Ce qui rendait toute tentative de transformation ou de développement très difficile pour ne pas dire impossible. Le dogme de l’inimitabilité de la langue coranique avait contribué en outre à la sacraliser, considérant qu’elle était indépassable, parfaite, définitive.
Une autre rhétorique instrumentalise également la langue arabe, mais elle le fait en quelque sorte par le néant. En effet, l’islamophobie discrédite la religion musulmane lui prêtant les pires intentions et les plus graves violences en extirpant de leur contexte des bouts de texte coranique plus ou moins bien traduits. Ici, la langue arabe, c’est la langue de l’islam et l’islam c’est la religion de la guerre, de l’agression, de la conquête.
Par ailleurs, les Académies de langue arabe qui ont été créées en Syrie (1918), en Egypte (1932) ou en Iraq (1947) ont failli globalement à leur devoir. Ces institutions se proposent en effet à ce que les besoins en terminologie moderne soient satisfaits dans le respect des règles établies par la tradition grammaticale. Elles ont ainsi produit et publié des dictionnaires généraux ou spécialisés. Leur influence réelle sur l’évolution de la langue reste pourtant négligeable, en partie à cause de leur manque de coordination, mais aussi du fait que la couche sociale qui vit de la maîtrise de la fossha (religieux, juristes, professeurs) s’oppose à tout projet de réforme de la langue, comme le montre l’exemple significatif de l’échec du projet de réforme de l’écriture arabe tenté par l’Académie du Caire en 1938.
La parole des peuples
Transformer la langue arabe, la renouveler, la refaçonner à l’aide des multiples dialectes existants, assouplir et alléger le lourd dispositif syntaxique de la langue classique sans l’appauvrir irréparablement, en faire un instrument d’émancipation et de dynamisme culturel et scientifique, tout cela constitue des enjeux considérables et vitaux pour l’avenir du monde arabe et sa capacité à dialoguer avec les autres cultures.
Il est aujourd’hui avéré que la langue arabe classique est de moins en moins pratiquée et par conséquent, de moins en moins maîtrisée.
Cet éloignement ou cette rupture, de plus en plus marqué, avec la langue « littéraire » constitue sans doute le phénomène culturel le plus important de ce début du XXIe siècle. Certains s’en lamentent quand d’autres s’en félicitent.
Si certains défendent bec et ongles la pureté d’une langue qui trône pour toujours au milieu de sa perfection close, d’autres voudraient s’en libérer comme d’un carcan et parler, enfin, une langue vivante, une langue « réelle », plus souple et plus adaptée.
La survie et le dynamisme de la langue et de la culture arabes commandent de prendre en compte les deux facettes constitutives de la pratique linguistique réelle: une langue savante et ancienne qui appartient globalement à l’écrit et une langue véhiculaire et contemporaine qui ressort de l’oral. Bien entendu de nombreuses interférences existent entre ces deux dimensions.
En outre, si les dialectes sont des éléments de cohésion interne à chaque nation, la fossha (langue classique) constitue un liant linguistique, culturel et politique extraordinaire et unique au niveau de la totalité du monde arabe. Ce dernier fait montre que cette langue à laquelle on reproche sa complexité et son manque d’efficacité pratique demeure un atout considérable dans une perspective interarabe. Un pays comme l’Egypte a pu au demeurant « exporter » son dialecte dans tous les autres pays arabes à la faveur du cinéma, de la chanson et même de la littérature, durant tout le XXe siècle.
Un manque de volonté
Les deux visages de l’arabe sont en réalité complémentaires. En effet, la langue parlée est gage de vie pour la langue écrite, de même que la langue écrite est gage de rigueur pour les nombreux dialectes qui se parlent dans le monde arabe. Ce qui manque probablement, afin de rendre opérante cette conjonction, c’est la volonté politique. Car le cordon sanitaire édifié par les autorités politiques et religieuses pour empêcher toute forme de contagion de la fossha par la ammiya (dialectal) fonctionne toujours. Si les chefs d’Etat n’hésitent plus à s’adresser au peuple avec la langue du peuple, cela tient davantage du populisme linguistique que d’une réelle volonté de promouvoir le dialecte national.
Une institution comme Al-Azhar considère qu’il faut absolument différencier la langue classique du dialectal et donc qu’il faut maintenir le statu quo qui règne depuis l’avènement de l’islam en matière linguistique. Toute l’histoire de ces cent dernières années plaide pourtant pour un renouvellement profond des pratiques de la langue. Ibn Khaldoun constatait au XIVe siècle dans sa fameuse Moqaddema (introduction à l’Histoire universelle) l’existence de langues parlées différentes dans les pays du Maghreb et du Proche-Orient, où il avait séjourné, différentes entre elles et différentes de la langue écrite, laquelle langue était en revanche partout la même dans le monde musulman d’alors.
Cette situation demeure dans ses grandes lignes à peu près la même aujourd’hui. La langue classique est une langue d’étude et de connaissance, elle permet à celui qui l’a étudiée d’avoir un accès aux grands textes du patrimoine arabo-islamique et de connaître la structure syntaxique et morphologique de la langue qu’il parle. On voit donc que la fossha est l’affaire de l’éducation nationale et qu’elle relève donc de la responsabilité de l’Etat.
Quant au dialecte, tel l’idiome parlé en Egypte, il représente la langue de la parole et donc l’outil à partir duquel les enfants apprennent les rudiments de la langue classique. Ceux qui ont appris cet arabe-là se trouvent pourvus de leviers grammaticaux et logiques tels qu’ils parlent une langue dialectale, bien plus solide et structurée que ceux qui en sont dépourvus. Il est par ailleurs évident que celui qui maîtrise la langue écrite dispose d’un lexique considérablement plus riche et plus varié.
Ces deux langues qu’on a voulu opposer ne peuvent survivre et se développer qu’ensemble et cela jusque dans les discours scientifique, littéraire, politique ou même religieux (des générations d’Egyptiens peu ou pas instruits se sont abreuvés des commentaires du Coran en dialectal du cheikh Chaarawi). L’Egypte a de ce point de vue une belle carte à jouer avec son arabe. Non seulement le cinéma, les médias et la chanson usant de l’égyptien ont inondé durant des décennies le monde arabe, mais une littérature de grande qualité a fleuri dans cet idiome, démontrant qu’il était possible de faire de la grande littérature en dialectal.
Une poésie nationale (chear qawmi) en idiome local a acquis ses lettres de noblesse dès la fin du XIXe siècle. Et même bien avant, si l’on en croit le témoignage et la prise de position d’Ibn Khaldoun, encore lui, qui remarquait la présence d’une poésie dialectale dès le VIIIe siècle. Critiquant le rejet par les grammairiens de cette poésie, il déclare que cette dernière possède ses lois et a sa noblesse et son éloquence propres. Celles-ci n’ont rien à voir, dit-il, avec des règles grammaticales ou rhétoriques, mais surgissent de la nécessité du sens et du milieu.
Recul du classique
Aujourd’hui, le temps de la réconciliation est venu. La culture classique n’est plus dominante et n’est donc plus oppressive. La culture dialectale n’est plus bannie et n’est donc plus « subversive ».
L’histoire les a rapprochées. Ce rapprochement va plutôt dans le sens d’une « dialectisation » de la langue. Le dialecte devenant de plus en plus une langue d’écriture. Ainsi, l’autorité symbolique de l’arabe classique a reculé face à l’autorité naturelle de la pratique linguistique réelle. Mais les deux langues ne cessent en réalité de se chevaucher en permanence. Pour décrire le véritable comportement d’un arabophone d’aujourd’hui, parler de « diglossie » (dialectal à l’oral et classique à l’écrit) est réducteur et ne rend pas compte de la réalité des pratiques.
Tout acte de parole réel se situe quelque part entre ces deux pôles et résulte d’un jeu complexe de paramètres sociolinguistiques. L’arabe intermédiaire ou « médian » qui a été nommé en anglais Educated Spoken Arabic (arabe parlé cultivé) est une variété qui s’est stabilisée dans certains pays comme l’Egypte, le Liban ou la Tunisie. Cet arabe utilise les ressources lexicales de la fossha, ainsi qu’une partie significative de sa morphologie et de sa syntaxe (mais avec diverses simplifications), et a recours, de façon assez large, à des formes parlées senties comme suffisamment communes, et donc légitimes à un niveau régional ou panarabe. Si l’écrit est en principe moins sujet à variation, l’évolution littéraire montre que les écrivains ont assez tôt ressenti le besoin de s’éloigner de la langue formalisée ou standard, lorsqu’ils voulaient donner un peu de naturel et de spontanéité à leurs dialogues.
Les dramaturges se sont notamment retrouvés face à la nécessité de disposer d’une langue qui puisse, sans artifice, être jouée sur une scène. Aujourd’hui, la bande dessinée, les scénarios, la poésie, la correspondance privée ont introduit toutes sortes de transitions entre l’arabe médian et l’écrit dialectal.
L’avènement des réseaux sociaux et des moyens simultanés de communication comme les blogs et SMS ont donné à leurs usagers une liberté d’expression et d’écriture dont on ne disposait pas auparavant.
L’écrit électronique s’est d’ores et déjà inscrit dans les pratiques linguistiques du monde arabe et a permis aux locuteurs de se réapproprier leur langue. Cette réappropriation est gage de dynamisme et de vie. En fin de compte, l’avenir de la langue arabe se trouve tout entier dans la liberté qui sera donnée aux peuples arabes de parler .
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