L’histoire d’Ehsan Abdel-Qoddous est intimement liée à l’histoire contemporaine de l’Egypte. C’est là un fait qui caractérise la vie des hommes de sa génération. Les Egyptiens nés en 1919 ou en 1920 et qui ont grandi, appris et ont été formés entre 1923 et 1952, puis ont vécu entre 1952 et 1973 leur vie d’homme, ont travaillé, se sont battus, ont fait carrière ou pas. Ces Egyptiens-là ont suivi les serpentements de l’Histoire et se sont parfois brisés sur sa réalité sans rémission, sans issue. L’Histoire ne s’arrête pas, ni ne finit. Elle semble linéaire là, parcourue ici de secousses, voire de convulsions, elle ne cesse dans tous les cas de démentir nos prévisions et nos théories.
L’écrivain armé de sa plume a une botte secrète : il sait n’être empêché de rien. Il peut tout dire et tout dénoncer, c’est-à-dire ne rien taire et exposer en pleine lumière tout ce que l’on s’évertue par ailleurs à cacher (ce « on » englobe tout aussi bien sa propre personne que la société tout entière). Bien entendu, il n’en est pas tout à fait ainsi et la censure comme l’autocensure stoppent régulièrement la parole dans sa marche courageuse et parfois vertigineuse. On verra que Ehsan Abdel-Qoddous fut notamment comme journaliste d’un courage certain.
On peut dire de lui qu’il est exemplairement le produit d’une époque, qu’il est l’enfant intellectuel, littéraire et spirituel de la période qui va de 1923 à 1952 et qu’on a appelée à juste titre l’Epoque libérale.
Né au Caire, il est le fils de l’actrice et journaliste Fatima (Rose) Al Youssef et d’un ingénieur devenu acteur et dramaturge, Mohamad Abdel-Qoddous. Ces parents divorcent très tôt et le petit Ehsan est confié à sa mère, après un court séjour dans la famille paternelle à Maymouna, dans le gouvernorat de Gharbiya. Cette mère, femme de caractère et d’action, a eu une influence considérable sur le fils. Après une bonne scolarité dans les écoles Aghakhan et Fouad 1er, il poursuit ses études à l’Université du Caire et obtient une licence de droit en 1942. Il travaillera un an dans un bureau d’avocat, puis se consacrera au journalisme, métier qu’il ne quittera plus.
Il commence à écrire pour le magazine hebdomadaire qui portait le nom de sa mère, Rose Al Youssef, en signant un article polémique en 1945 contre l’ambassadeur britannique, Lord Killearn, Cet Homme doit partir. Ce premier pas dans le journalisme lui vaut aussi un premier séjour en prison. Il y reste quelques mois, et sa mère le nomme à sa sortie directeur de la rédaction de son magazine. Il le demeura jusqu’en 1964. Il prend la direction de Akhbar Al-Youm à partir de 1966 et cela jusqu’en 1974.
Il fit aussi partie des grandes signatures du quotidien Al-Ahram de 1974 jusqu’en 1990, année de son décès. Il déploya dès ses premiers articles une veine polémique qui ne devait jamais se démentir tout au long de sa carrière. Il prophétisa à la suite d’un voyage en Palestine, qu’il fit en 1946, la défaite de 1948.
Il acquit une certaine notoriété en critiquant le gouvernement pour avoir envoyé les troupes égyptiennes en Palestine avec des armes défectueuses. Ce qui lui fit faire un deuxième séjour de quelques mois en prison. Il se rapprocha de Nasser avant 1952 et fit partie des journalistes proches du Conseil de la Révolution. Mais son article de 1954 Al-Gameiya Al-Serriya Allati Tahkoum Misr (le cercle secret qui gouverne l’Egypte), dans lequel il révéla les dessous de la crise de mars — où Gamal Abdel-Nasser prit le pouvoir et ce faisant le confia à l’armée — l’envoya pour la troisième fois en détention.
L’individuel et le collectif
Il écrivit en 1978 un article véhément contre la politique d’ouverture économique, conduite par le président Anouar Al-Sadate, ce qui provoqua la colère de ce dernier. On voit avec le temps que ses combats reflétaient une certaine lucidité. On voit aussi que c’était un homme de conviction et de courage.
Son oeuvre littéraire qui compte quelque 60 romans et 600 nouvelles, réparties en une quinzaine de volumes, fut commencée en 1944 et se prolongea jusqu’à la fin de sa vie. On peut dire que les préoccupations politiques et sociales constituent la note dominante de ses écrits. Si la plupart de ses romans (dont une cinquantaine ont fait l’objet d’adaptations cinématographiques) représentent des sortes d’études psychologiques qui apportent un éclairage sur la société égyptienne de ces années-là, ses contes, qui lui ont apporté une très large notoriété, présentent une plus grande variété tant du point de vue formel que du point de vue des thèmes abordés.
Nous voudrions montrer que ses récits courts, souvent incisifs, correspondent davantage à son tempérament et sont le lieu où s’exprime le mieux son art, qu’il en ait écrit 600 le montre assez par ailleurs. Ils prennent tantôt la forme d’un reportage, tantôt celle d’un « sketch » ou d’une conversation surprise par hasard. Et de fait, il y a là une espèce d’alliance contractée entre l’écrivain et le journaliste en vue de démasquer le comportement de personnages aux prises avec les traditions et les usages d’une société très conservatrice et souvent liberticide. Car tel est le fond de ces récits : une guerre sourde ou ouverte entre le désir individuel et la loi collective.
L’auteur prend évidemment le parti de ses personnages et appuie leur revendication de liberté. De façon plus ou moins directe, ces nouvelles sont une occasion pour lui d’exposer ses idées et ses combats. Qu’il dénonce le racisme, Soqb Fil Sawb Al-Aswad (histoire d’un noir, 1962) ; qu’il raille les conséquences de la révolution à Cuba, Oud Al-Qassab (la canne à sucre, 1960) ; qu’il fasse le procès des préjugés, inintelligents et faux, Allah Mahaba (Dieu est amour, 1955), il demeure aux côtés de celles et ceux qui recherchent la liberté malgré les obstacles que la société leur oppose.
Sa sympathie va donc naturellement à ceux qui s’émancipent, combattent les préjugés et les postures et refusent la mascarade sociale, Sariq Al-Autobis (le voleur d’autobus, 1966) ; Laëb Kora Yohéb (le joueur de football est amoureux, 1965).
Une veine de contes
Plusieurs de ces nouvelles, par la vivacité de ton et leur forme directe, semblent être des histoires authentiques, adroitement agencées, en vue de thèses de protestation. D’autres sont de simples contes joyeux ou ironiques, où l’auteur cherche à montrer l’aspect absurde de la vie, comme les tribulations d’un camionneur qui, pour se rendre plus vite au chevet de sa femme mourante, s’empare d’un autobus, arrive trop tard à l’hôpital et se retrouve poursuivi pour vol (Le Voleur d’autobus). Ou encore cette partie de football décousue que le meneur de l’équipe fait perdre à ses co-équipiers, trop préoccupé par sa passion pour l’indifférente Chérifa (Le Joueur de football est amoureux).
Ces contes se déclinent comme une série de tableaux modernes à la fois élégants, ironiques et révélateurs d’une réalité historique et sociale. Ils montrent des hommes et des femmes qui se meuvent dans un monde en profonde mutation et qui tentent de s’adapter, de trouver leur place et de se libérer d’une société aliénante. La justesse de l’observation, le mouvement, la puissance expressive d’un écrivain talentueux et habité par une forte conscience politique et sociale donnent à cette oeuvre une place incontestable dans l’histoire de la littérature égyptienne contemporaine. On a pu la dénigrer et lui préférer les éclairs d’un Youssef Idriss ou le génie bâtisseur d’un Naguib Mahfouz.
Mais chaque voix a sa beauté propre et son message particulier. Ecouter cette voix, méditer ce message est profitable tant pour ceux qui aiment la littérature contemporaine que pour ceux que passionne l’histoire de l’Egypte d’aujourd’hui.
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