Mardi, 10 décembre 2024
Al-Ahram Hebdo > Idées >

Ferras Al-Sawah : L’islamisme ne cèdera pas facilement, nous devons en être conscients

Sayed Mahmoud, Mardi, 30 juillet 2019

Le penseur, chercheur et traducteur syrien Ferras Al-Sawah est une référence vivante en matière de mythologie et d’histoire des religions. Il a toujours mené sa bataille en cavalier seul et de manière indépendante. Entretien.

Ferras Al-Sawah

Al-Ahram Hebdo : Un riche parcours de 40 ans de travail assidu a été récompensé par la publication de votre oeuvre complète il y a deux ans. Qu’en dites-vous ?

Ferras Al-Sawah : Mon parcours n’était pas planifié à l’avance, je ressemblais à quelqu’un qui mettait les pieds sur une terre étrangère. Je n’avais pas de plan précis, mais plutôt de multiples interrogations sans réponses, qui m’ont guidé dans ma recherche. Petit à petit, j’ai commencé à généraliser les idées et les résultats auxquels j’ai abouti. Je n’étais pas conscient du fait que je possédais un projet qui s’élaborait progressivement en avançant dans ma carrière, parce que je ne savais pas à quoi j’allais aboutir. Mais dans l’inconscient, ce projet était déjà formé. C’est alors que j’ai commencé à écrire Moghamaret Al-Aqle Al-Oula (la première aventure de l’esprit) à l’âge de 30 ans, que j’ai achevé en 2 ans et publié en 1976.

— Comment expliquez-vous le succès de ce livre qui a propulsé votre nom au-devant de la scène culturelle ?

— Cet ouvrage est jusqu’à aujourd’hui parmi les plus vendus et je tente encore de connaître les raisons de ce succès. La vérité est que j’ai été surpris par les réactions des lecteurs, car je ne savais pas ce que j’avais réalisé. J’avais présenté le livre à l’Union des écrivains arabes pour obtenir un permis de publication et il était resté 2 ans dans les tiroirs. Et par pur hasard, mon manuscrit est arrivé chez l’imminent penseur Antoine Maqdessi, l’un des figures de proue de la culture syrienne contemporaine, lequel supervisait le secteur de la publication et de la traduction. Ce dernier a alors tout de suite approuvé sa publication et a demandé à me voir. Mon âge l’avait surpris et il m’a demandé de supprimer le dernier chapitre intitulé Ostourat Ishtar wa Azmat Al-Hadara (la légende d’Ishtar et la crise de la civilisation), le jugeant hors contexte. Et j’en ai fait un livre séparé plus tard.

Les lecteurs connaissaient mon nom, sans savoir à quoi je ressemblais. D’ailleurs, c’est toujours le cas aujourd’hui. Ceci m’a permis de poursuivre ma démarche tranquillement. Dix ans après, j’ai publié mon second livre, car le succès du premier m’avait mis dans l’impasse, je n’arrivais pas à dépasser sa réussite. Comme je l’ai mentionné dans la préface de mon oeuvre complète publiée il y a deux ans par la maison d’édition Dar Al-Takwine, le succès du livre de La Première aventure de l’esprit a dominé toute ma vie, et après avoir écrit mon deuxième livre Loghz Ishtar (l’énigme d’Ishtar), j’avais l’impression d’avancer à tâtons dans un terrain inconnu.

Ces ouvrages sont apparus dans un contexte culturel qui remettait en cause l’histoire de l’ancien Proche-Orient, la mythologie, la religion et les genèses des diverses civilisations de la région. Ce sont d’ailleurs les mêmes idées que nous retrouvons dans l’ouvrage de l’historien libanais Kamal Salibi Al-Tawra Gaät min Gaziret Al-Arab (la Torah est née en Arabie), qui l’a rendu célèbre 10 ans après la publication de mon ouvrage.

Au début, j’avais intitulé mon ouvrage Fagr Al-Aqle (l’aube de l’esprit). C’était très difficile, à l’époque, d’accéder à une littérature étrangère, puis, j’ai pu obtenir une bourse de documentation, octroyée par l’Organisation internationale du travail, où je travaillais. J’accumulais les livres et les envoyais en Syrie et quand je suis rentré au pays, j’ai retravaillé et je me suis aperçu que j’avais un projet qui fourmillait dans la tête, sinon pourquoi avoir acheté tant de livres ? Des livres sur l’histoire de la Palestine, écrits surtout par les nouveaux historiens, entre autres. Je m’intéressais davantage à l’histoire de la Palestine, qui fait partie intégrante de mon projet intellectuel. Maintenant, je participe à de nombreux colloques autour du sujet en tant qu’expert en la matière. Des années durant, j’ai contribué à des ouvrages spécialisés, dont le livre de Keith Whitelam The Invention of Ancient Israel : The Silencing of Palestinian History.

— Lorsque vous avez publié votre premier ouvrage, il y avait plusieurs projets culturels sur les rails, mélangeant les préceptes de la gauche et de l’islam pour revisiter le patrimoine oriental. Mais vous, vous vous êtes présenté comme étant un chercheur, sans appartenance idéologique. Pourquoi ? Considérez-vous votre voix individuelle comme plus fort ?

— Cela revient à mon éducation. Je n’ai jamais participé à une manifestation ma vie durant. Je n’aime pas faire partie d’un troupeau. Une fois, en assistant au Salon du livre au Caire, quelqu’un m’a demandé : quelle est la chose que vous avez maintenue durant votre vie ? J’ai tout de suite répondu : ma révolte. Car n’importe quel chercheur doit penser de manière individuelle, loin des démarches collectives, pour voir plus clair.

— Avez-vous payé le prix de cette indépendance ?

— Non. Car les lecteurs ont bien réagi face à mes pensées. Certains les ont même adoptées, notamment des marxistes et des nationalistes syriens. Pour ce, je ne me suis jamais senti seul, bien que ma démarche soit tout à fait individuelle.

Vous avez toujours cherché à libérer les esprits, cela était au coeur de votre démarche, n’est-ce pas ?

— Je suis toujours sûr et certain que les autres penseurs ainsi que moi-même, qui avons travaillé à cette fin, sommes sur la bonne voie. On ne peut pas s’attendre à un succès rapide, car le changement est un processus lent, par définition. Il ne faut donc pas se décourager et s’arrêter là où l’on est.

— Des érudits comme Sayed Al-Qemni, Khalil Abdel-Kérim et d’autres ont appelé à revisiter le patrimoine, en mélangeant mythologie et histoire. Que pensez-vous de leurs écrits ?

— C’est tout à fait normal, voire positif, que de telles voix apparaissent. Sayed Al-Qemni s’est lancé depuis une terre solide, puis il a dévié en entrant en conflit avec les islamistes. Il a engagé de vifs débats et a été même accusé de s’attaquer à l’islam, tandis que moi, je n’ai jamais cherché à provoquer les islamistes et j’ai suivi mon projet intellectuel calmement. Il ne faut pas épuiser ses forces à faire la guerre, sinon, on n’est plus dans l’ordre de la recherche, mais dans la prédication. Je ne peux plus suivre les programmes de Qemni sur YouTube, parce qu’il a perdu la logique. En revanche, parmi les pensées que je respecte énormément figurent celles du professeur égyptien Nasr Hamed Abou-Zeid, du chercheur tunisien Youssef Al-Seddiq et du penseur syrien Mohamed Chahrour.

— A la lumière de votre expérience, comment peut-on libérer les esprits en évitant un affrontement avec les fondamentalistes ?

— J’ai décidé dès le départ de ne pas provoquer, pour être écouté et accepté. Il faut commencer par le dialogue et non pas par la dispute. C’est pourquoi je refuse de participer à des débats publics et des face-à-face. J’expose ce que j’ai à dire dans les livres et c’est aux autres d’entrer librement en interaction avec mes idées.

— Et avez-vous réussi à dialoguer avec les islamistes ?

— Oui effectivement. Je me souviens que le grand mufti de Syrie, avant d’occuper officiellement son poste, m’avait déclaré, à la sortie d’un colloque, qui s’est tenu à Alep, avec la participation de quelques hommes de religion musulmans et chrétiens : « J’ai lu la majorité de vos écrits. Je n’y ai rien trouvé portant atteinte à l’islam ». Pour moi, c’était une reconnaissance que j’étais sur la bonne voie.

— Sommes-nous dans une ère post-islamiste ou est-ce que les représentants du courant fondamentaliste peuvent-ils toujours accéder au pouvoir, au lendemain des soulèvements populaires ?

— Les deux hypothèses sont valables à mes yeux. Il est évident que les soulèvements récents n’étaient pas à la base de l’oeuvre des islamistes, mais ils faisaient partie du contexte plus général ou de la scène politique. J’avais mis en garde les jeunes activistes en Syrie contre l’infiltration des islamistes dans les rangs de la révolution pour s’en emparer. A l’époque, j’ai été fortement attaqué par tous les acteurs sur scène, mais j’ai quand même exprimé mon opinion. Puis, je me suis retranché dans le silence. J’étais avec la révolution syrienne, corps et âme, mais cela ne signifie pas que je n’étais pas conscient du danger que représentent les islamistes.

— Vous attendez-vous à ce que les événements au Soudan et en Algérie changent l’équation ?

— L’islamisme ne cèdera pas facilement. Nous devons en être conscients et prêts.

— Comment interprétez-vous les discours, actuellement très récurrents dans les sphères politiques, sur le besoin d’un nouvel islam ?

— Lors de mes derniers entretiens en date, j’ai fait moi aussi appel au renouvellement de l’islam. La version religieuse que nous adoptons remonte au deuxième siècle de l’hégire. Le dogmatisme d’antan et les idées d’Ikhwan Al-Safa (les épîtres des Frères en pureté, soit 52 épîtres portant sur la science philosophique, de l’arithmétique jusqu’à la magie) ne sont plus valables. Donc, c’est une notion sans avenir. Nous avons besoin de renouveler le discours religieux, ce qui nous ramène au projet de l’académicien Nasr Hamed Abou-Zeid (ndlr : taxé d’apostasie) qui n’a pas été lu attentivement.

— Vous semblez vouer une admiration particulière à ses idées, pourquoi ?

— Au moment opportun, pour qu’une idée voie le jour, le destin offre à une personne donnée de jouer un rôle donné. Dans les années 1990, la situation était propice à l’apparition d’un penseur de la taille de Nasr Hamed Abou-Zeid. Son destin était de dévoiler le besoin de renouveler le discours religieux. Il existe des projets prêts à être appliqués comme ceux d’Abou-Zeid, de Chahrour et de Youssef Al-Seddiq.

— Avez-vous tardé à aborder l’archéologie de l’islam politique ?

— Il ne s’agit pas d’un retard, mais plutôt d’une tentative d’en connaître les origines. La mission du chercheur est de parvenir aux origines des faits. Mon projet a porté ses fruits dans ce contexte. Après la montée des courants fondamentalistes en Syrie, mes amis m’ont demandé quels étaient mes plans. J’ai répondu que je ne laisserai pas l’islam à Daech.

— Comment concevez-vous Daech en tant que phénomène ? S’agit-il d’une fabrication des services de renseignements ou d’un projet pour la destruction de la civilisation ?

— Il s’agit inéluctablement d’un projet destructeur, basé sur des fondements intellectuels. Il représente un renversement en direction du passé.

— Vous êtes le plus souvent classé dans la case des réformateurs et non pas dans la case des révolutionnaires. S’agit-il d’une description ou d’une accusation ?

— Je suis avec la révolution que l’on atteint progressivement. Mais le terme de réformateur a une mauvaise réputation dans notre monde. Je me considère plutôt comme un penseur qui a l’esprit critique, car toute culture qui ne commence pas par l’autocritique n’évolue pas.

— Effectuez-vous dans vos écrits une analyse ou une déconstruction du texte ?

— J’éprouve un profond respect pour les textes. Je suis convaincu qu’il y a différents niveaux de compréhension et d’interprétation à tout grand texte. Ils méritent d’être relus plusieurs fois. Le Saint Coran est un grand texte que nous avons besoin de relire et de contempler. Grâce aux nouvelles sciences dont nous disposons, nous pouvons parvenir à des lectures et des interprétations différentes.

— Vous êtes en contact direct avec les lecteurs à travers les réseaux sociaux. Qu’est-ce que ces contacts vous montrent ?

— D’abord, que je possède une grande influence. Et je m’étonne d’être influent à ce point. Cependant, ce qui me peine vraiment est que je n’ai pas de disciples. J’ai été beaucoup touché par les paroles du professeur Achraf Mansour lors de mon arrivée au Caire : « Nous sommes vos disciples, mais nous vous envions, car vous êtes un penseur qui s’est libéré de beaucoup de choses. Nous ne sommes pas comme vous. Nous ne pouvons pas faire ce que nous voulons ou écrire ce que nous voulons ».

— Quel est le prix de votre liberté ?

— Pendant des années, je me suis entièrement consacré à la recherche, ce qui nécessitait des moyens financiers que je n’avais pas le plus souvent. Je me déplaçais d’une ville à l’autre, de Damas à Alep à Homs. J’ai vendu ma maison. J’insistais à ne rien faire à part écrire. Et j’en ai payé le prix. Je crois que j’ai quand même réussi à passer cette épreuve.

Al-Sawah en quelques lignes

Né à Homs le 1er janvier 1941, Ferras Al-Sawah a travaillé à l’Université de Bejing pour les études étrangères depuis 1976. Il a notamment enseigné la civilisation arabe et l’histoire des religions au Proche-Orient. Il a écrit quelque 26 ouvrages sur l’histoire et la mythologie. On lui doit une excellente traduction de la légende iraqienne de Gilgamesh vers l’arabe.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique