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Samiha Khreis : Les écrivains jordaniens n’ont pas de père spirituel

Ossama Al-Réheimi, Lundi, 06 mai 2019

L’écrivaine jordanienne Samiha Khreis appartient à la deuxième génération de romanciers qui marque la scène littéraire de son pays. Son oeuvre puise dans le quotidien des villes arabes, qu’elle connaît bien, pour y avoir vécu pendant de longues années en tant que fille de diplomate. Entretien.

Samiha Khreis

Al-ahram hebdo : Vous avez vécu une expérience riche et exceptionnelle de déplacement d’un pays arabe à un autre, accompagnant votre père qui était diplomate. Comment cette expérience a-t-elle influencé votre vision du monde et vos oeuvres ?

Samiha Khreis: Le déplacement d’un pays arabe à un autre, depuis l’enfance, m’a permis d’acquérir une capacité particulière d’observation de tout ce qui m’entoure: les gens et les différentes sociétés. J’ai également acquis une capacité d’assimiler la diversité des cultures. A l’école primaire, au Qatar, pendant les années 1960, ma classe constituait une sorte de « Ligue arabe ». L’unique dialecte que tous nos parents comprenaient bien à l’époque était le dialecte égyptien. Et ce, à cause de l’influence des films et des chansons égyptiennes. Dès notre plus jeune âge, nous avons développé, avec mes camarades à l’école, une langue commune pour communiquer entre nous. Quand je suis rentrée en Jordanie, je comprenais parfaitement le dialecte tunisien. J’avais lu un roman de Béchir Kharif, entièrement écrit en dialecte tunisien, et je n’avais eu aucun problème à le comprendre. Et Lorsque je me suis installée au Soudan pendant le cycle secondaire, mon premier jour de classe, j’ai été marquée par le fait que toutes les filles avaient la même couleur de peau. Mais au fur et à mesure, je me suis rendue compte qu’il y avait une diversité de teints et de couleurs en fonction des tribus et des ethnies, et qu’elles n’étaient pas toutes pareilles comme j’avais eu l’impression au premier abord.

Pour ce qui est de mon cercle familial, les parents de mon père sont de simples cultivateurs, et ceux de ma mère sont plutôt de riches propriétaires terriens. J’ai donc commencé à remarquer les écarts sociaux très tôt. De quoi m’avoir beaucoup appris. Cela m’a vraiment servi quand j’ai commencé à écrire. Je savais déjà saisir les nuances et les différences, car ce sont les contextes de vie qui forment ce qu’on est, en fin de compte. Ainsi, j’ai approfondi ma manière de dessiner les personnages, j’attribue à chacun d’entre eux ses caractéristiques, au niveau du fond et de la forme. C’est peut-être ce qui m’a poussée à écrire très tôt mon roman Al-Mad (marée haute), où chacun des chapitres est dédié à un personnage de nationalité arabe différente, chacun vivant dans son environnement propre, mais en même temps, tous se retrouvent sur un même bateau, partageant un même destin auquel nul ne peut échapper. J’ai aussi écrit sur les contradictions entre la campagne et la ville dans la société jordanienne. En outre, les événements de mon roman Yéhia se déroulent entre Le Caire et Damas, et ceux d’un autre roman se déroulent entre le Darfour et Paris, puis un troisième entre le Darfour, l’Algérie et le Portugal. Cela est dû au fait que j’ai ouvert les yeux sur une réalité caractérisée par la diversité. Lorsque j’ai visité Le Caire pour la première fois, je me suis rendue sur les lieux dans lesquels écrivait Naguib Mahfouz et qui sont restés dans mon esprit comme il les a décrits, et non pas comme ils sont dans la réalité. La lecture nous procure une autre vision du monde, et quand je me mets à écrire, je ne me contente pas de ce que je lis, mais je fais des recherches sur le lieu et son histoire, afin d’enrichir le texte que je présente.

— Vous avez travaillé dans le domaine du journalisme pendant de longues années et jusqu’à présent. Est-ce que ce travail constitue un atout pour vous ou une entrave ?

— J’ai eu de la chance, parce que c’est la littérature qui m’a introduite au monde journalistique. Diplômée en sociologie à l’Université du Caire, mes études m’ont aidée à mieux comprendre les sociétés. Quand j’ai commencé à écrire pour le journal émirati Al-Ettihad, j’ai vite découvert que mon style très littéraire constituait un fardeau pour moi. Il alourdissait les phrases, notamment lorsqu’il s’agissait de brèves ou d’informations journalistiques. J’ai donc fait beaucoup d’efforts, afin de simplifier le style quand j’écris pour la presse et d’éviter le langage trop direct de la presse, lorsque j’écris des textes littéraires. Je publiais des nouvelles de temps en temps, puis j’ai commencé mes projets de romans. Et après tant d’années de journalisme, j’ai voulu me lancer de plain-pied dans la fiction et l’écriture créative, car la presse vole le temps. Cela n’empêche que le journalisme m’a permis de pénétrer plusieurs mondes et domaines qui, normalement, ne sont pas ouverts aux femmes. Par exemple, si j’étais médecin ou avocate, je n’apprendrais pas tout ce que j’avais découvert en frappant à plusieurs portes. La presse enrichit l’expérience de l’écrivain.

— Qu’en est-il de votre expérience au Soudan où avez-vous vécu pendant quelques années ? Et comment a-t-elle influencé votre oeuvre ?

— Le Soudan a aiguisé mon imagination et a ouvert les portes de l’Afrique pour moi. J’ai découvert plein de choses que je ne connaissais pas et que je n’aurais pas pu imaginer. Mon père était diplomate à l’ambassade de Jordanie à Khartoum, et là-bas, c’était un changement culturel complet, un vrai choc. J’ai étudié l’anthropologie qui, à mon avis, est la branche la plus importante de la sociologie, parce qu’elle m’a permis de mieux connaître les tribus, souvent décrites comme primitives. J’ignorais le tout sur la question avant d’y aller. Quand j’ai quitté Khartoum, ces histoires sont restées gravées dans ma mémoire pendant plus de 30 ans. Plusieurs questions me taraudaient l’esprit : pourquoi les Soudanais n’ont-ils pas écrit grand-chose sur l’époque mahdiste et les actes héroïque de la résistance? Pourquoi cette période a-t-elle été négligée dans la littérature soudanaise? Et pourquoi l’histoire de l’esclavagisme qui relie le Soudan à l’Afrique a-t-elle été également écartée, alors qu’il y avait des marchands d’esclaves soudanais ?

Un jour, j’ai lu une description détaillée du marché des esclaves au Caire qui m’a rappelé les histoires que j’entendais sur l’esclavage au Soudan. Par exemple, on disait qu’un avion français, découvert au Tchad, transportait des enfants soudanais vers la France sous prétexte de les soigner là-bas. Mais en réalité, l’objectif de leur voyage était l’adoption, la prostitution ou la vente. C’est ce qui m’a motivée à écrire sur la question qui m’a vivement intéressée. Je suis alors repartie au Soudan à la recherche d’informations, et j’ai fini par écrire 2 romans dessus. Le deuxième est intitulé Fostoq Abid (pistaches d’esclaves) et le premier Babnos, abordant l’esclavage à travers plusieurs générations : la grand-mère, la mère et la petite-fille. Il y avait plusieurs points de similitude entre les temps anciens et modernes. En effet, on a récemment entendu parler d’un marché d’esclaves en Libye et de la disparition de quelque 200 enfants des camps de réfugiés syriens, pour être soumis à différentes formes d’esclavage.

— Pouvez-vous nous parler davantage de votre roman Fostoq Abid (pistaches d’esclaves), pour nous permettre de mieux connaître votre monde romanesque ?

— Dans mon pays, la Jordanie, ainsi que dans les pays du Levant en général, nous appelions les cacahuètes « pistaches d’esclaves », sans vraiment connaître l’origine de cette appellation. J’ai été surprise d’apprendre que les enfants soudanais étaient kidnappés à l’aide de cacahuètes, appelées au Soudan « Magawa ». Le chasseur d’enfants se cachait derrière un arbre et appelait n’importe quel enfant qui passait devant lui en disant « Magawa, Magawa ». Alors l’enfant s’approchait pour prendre sa part de cacahuètes et tombait dans le piège. On raconte aussi que l’un des enfants enlevés avait réussi à se libérer et s’était mis à cultiver les cacahuètes pour les offrir aux enfants et leur épargner le piège. D’où le titre du roman qui raconte l’histoire d’une belle fille à la peau mate, prise dans les filets des chasseurs d’esclaves et transportée au Portugal. Certains ont jugé le titre et le sujet assez provocateurs. Cependant, j’ai essayé de mettre en relief, à travers le roman, que parfois, l’esclave se sent plus libre que son maître et vice-versa.

Cela se traduit par l’attitude de la jeune fille qui est achetée par un Portugais au Soudan, lequel veut l’offrir à sa femme. Elle effectue le voyage avec lui jusqu’au Portugal, en passant par l’Algérie. Tout au long du chemin, il la traite sur un ton arrogant, celui du « maître », mais une fois arrivés devant sa femme, il adopte l’attitude d’un serviteur. Donc chacun d’entre nous peut porter en lui un esclave, c’est aussi quelque chose de latent dans le système social.

— Vous avez également abordé le même thème dans votre roman Babnos, publié juste avant Fostoq Abid, mais vous revenez plus loin dans les événements, suivant un ordre chronologique …

— Effectivement, dans ce roman, j’ai décrit la société du Darfour. J’ai voulu que les gens qui suivent les informations à la télévision pendant le dîner connaissent la vérité. Et ce, au lieu de rester passifs devant les scènes de famine, de violence et de villages incendiés. J’ai voulu dire que ce n’était pas un film de science-fiction et que ces scènes étaient réelles, que les reportages télévisés ne mentaient pas. J’ai accordé un espace plus large à la description de la société et j’ai gardé les noms réels des personnages. Les enfants sont effectivement kidnappés et ils sont transportés vers Paris pour travailler dans des maisons closes.

— Outre l’esclavagisme, vous avez porté un intérêt particulier aux idées mahdistes dans votre roman Fostoq Abid. Aviez-vous l’intention de décrire le contexte politique dans ses détails ou s’agit-il d’une simple coïncidence historique ?

Samiha Khreis

— Effectivement, le roman est imprégné d’idées mahdistes. Le grand-père, héros du roman, passait son temps avec les soldats de l’armée égyptienne. Il portait d’ailleurs le prénom d’un officier égyptien, Sayed, mais aussi plusieurs autres prénoms. Et c’est dans ces différences de prénoms que réside toute l’histoire, car ces appellations racontaient son parcours. Lorsqu’il a grandi, l’armée égyptienne était déjà partie, cédant la place aux Anglais. Sayed quitte son village, ravagé par la faim, étant alors appelé Kamounga. Ensuite, il adhère à l’armée d’Al-Mahdi et est appelé Maatouq (le libéré). Lorsque la révolution mahdiste est avortée, il récupère le nom de Kamounga, puis on lui a demandé de partir combattre « les impies du Darfour ». Il ne sait pas pourquoi ils sont considérés comme tels, mais il se rend au Darfour.

Alors que le monde tentait de mettre fin à l’esclavagisme, les juifs algériens, d’origine française, dominaient la mer. Ils savaient que l’Egypte et l’Angleterre avaient des lois qui incriminaient l’esclavage, alors ils exigeaient que n’importe quel navire qui transportaient des esclaves, leur versaient de l’argent pour les laisser passer, sinon, ils les dénonçaient aux Anglais.

— Et la Jordanie dans vos oeuvres littéraires ?

— J’ai présenté, dans la plupart de mes oeuvres, une sorte de chronique sur l’histoire de la Jordanie, ancienne et contemporaine. Mon roman Yéhia en est un exemple, relatant 400 ans d’histoire. Et ce, à travers le personnage de Yéhia Al-Karki, né sur le site historique de Karak, au début de l’ère du sultan Ahmad à Astana, et qui a étudié à Al-Azhar en Egypte, puis ensuite, à l’Université omeyyade. Yéhia avait envoyé une lettre à l’Emir des musulmans, critiquant les situations défavorables de l’époque et la pauvreté extrême. Il a par la suite été accusé de folie et a été incarcéré et décapité à l’intérieur du tribunal, aux alentours de 1600. Ceci m’a incité à étudier cette époque, notamment le rôle des juges et l’influence ottomane, pour mieux comprendre la mentalité du juge qui a émis le verdict contre Yéhia. Le roman montre une société jordanienne étriquée, Amman était un village, alors que Houran, Karak et la Palestine étaient gouvernés par des walis. Il est impossible d’écrire un roman sur la Jordanie en la dissociant de son voisinage arabe.

— Vous parlez également de soufisme dans ce roman, n’est-ce pas ?

— Oui, l’un des personnages du roman est un berger bédouin qui a demandé à Yéhia de lui apprendre à écrire son nom et qui lui a offert en échange un livre ancien qu’il a trouvé sous les vestiges d’un mur en ruine. Ce livre a appris à Yéhia les fondements du soufisme, selon la méthode d’Ibn Sina. C’est à cause de ces idées qu’il est entré en confrontation avec le régime ottoman, qui l’a par la suite exécuté.

— Y a-t-il une relation entre les deux romans Yéhia et Al-Gorméyia ?

— Dans Yéhia, il s’agit surtout de l’oppression ottomane et dans Al-Gorméyia, il est question de la renaissance arabe, de la grande révolution arabe contre l’Etat ottoman, alors que les Arabes rêvaient de s’en débarrasser. Cette rébellion a été initiée par des intellectuels en Syrie et en Iraq. Ensuite, l’armée arabe s’est frayée un chemin vers Damas, pour tomber ensuite dans le piège des Britanniques et de l’accord de Sykes-Picot. Donc, tous ceux qui ont rêvé d’indépendance ont sombré dans la déprime.

— Abordez-vous dans votre oeuvre des faits de l’actualité ?

— Je suis en train d’écrire un roman sur les événements en cours. Je ne parle pas de politique, mais m’intéresse plutôt aux dimensions éthiques, sociales et intellectuelles.

— Votre génération croyait fort au rêve du nationalisme arabe. Qu’en reste-t-il ?

— Ma génération a fait effectivement partie du rêve du nationalisme arabe, auquel nous sommes restés attachés pendant très longtemps. Mais l’écrivain se trouve dans une position qui lui permet de voir ce qui n’est pas à la portée des autres. Sa vision n’est pas unilatérale et, du coup, à un moment donné, il finit par détecter où sont les failles du nationalisme arabe ou celles des courants politiques qui prévalent.

— Qu’en est-il de la créativité en Jordanie ?

— Nous sommes face à une scène nouvelle, robuste et prometteuse. Certains auteurs se présentent comme des chroniqueurs du XXe siècle ou de la fin du XIXe siècle. Car les oeuvres littéraires qui remontent à cette période étaient des tentatives individuelles caractérisées par une certaine superficialité. La naïveté des débuts. Et ce, jusqu’à ce que Tayssir Asboul rédige son roman Anta Monzou Al-Youm (toi depuis aujourd’hui), considéré par le feu écrivain égyptien Gamal Al-Ghitani comme le vrai début du roman jordanien moderne. Malheureusement, les écrivains jordaniens n’ont pas de père spirituel, contrairement aux écrivains égyptiens qui ont un mentor de la taille de Naguib Mahfouz. Ce dernier est très présent, un modèle pour tous ceux qui écrivent en arabe, mais il n’a jamais été du genre à bloquer l’horizon. On n’est pas obligé à être sur un pied d’égalité avec Mahfouz pour être reconnu. En Jordanie, nous avons quand même des expériences sérieuses et des noms à retenir, comme ceux de Ghaleb Halassa, Moëness Al-Razzaz, Elias Farkouh et Ibrahim Nasrallah. Mais leurs écrits n’ont pas de véritable envergure arabe.

— Vous appartenez à la deuxième génération d’écrivains jordaniens, très différente de ses prédécesseurs …

— Oui, tout à fait. Elias Farkouh, Hachem Gharabiya, Ibrahim Nasrallah, Laïla Al-Atrach, Rifqa Daweddine et moi, nous avons commencé, avec plusieurs autres, à écrire dans les années 1980. Nous sommes toujours présents dans la vie littéraire. Je crains que notre génération n'ait constitué le rôle des pères qui ont barré la route des plus jeunes. Nous constituons un tout assez homogène, puisant tous dans les mêmes sources culturelles. En revanche, nous faisons preuve d’une grande variété technique et stylistique qui n’est pas mise en relief dans les médias.

— L’écrivain Ghaleb Halassa a été honoré après sa mort, mais mis à l’écart de son vivant. Qu’en pensez-vous ?

— Halassa a eu une grande influence en Jordanie et en Iraq. Ses livres étaient interdits en Jordanie il y a plus de 20 ans. On lui a surtout accordé un grand intérêt après sa mort. Il a vécu en Egypte, en Iraq et en Jordanie. Il a été expulsé des trois pays pour des raisons sécuritaires.

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