AL-AHRAM HEBDO : Vous avez déjà traduit les oeuvres de grands poètes tels Baudelaire, Constantin Cavafis, Arthur Rimbaud et d’autres. Ont-ils des points communs ? Qu’est-ce qui les distingue ?
Rifaat Sallam : Il existe effectivement des points communs entre les grands poètes depuis Homère et jusqu’à aujourd’hui, même si les arrière-plans et les styles créatifs poétiques diffèrent. L’horizon auquel aspirent les poètes est commun. Ce qui diffère, c’est « le chemin » parcouru pour y arriver et ses détails. Et étant donné que personne n’a atteint cet horizon, il continue sans cesse d’occuper l’imagination des poètes à travers les époques. On aspire toujours à un monde généreux, sans oppression ni souffrance.
Pour y arriver, les grands poètes rejettent souvent les voies créatives traditionnelles, brisent les stéréotypes et les tabous, partant à la recherche d’autres univers plus libres qui n’existent que dans leurs textes. Ils font appel à d’autres niveaux de langue, de rythme et de structure. Il faut alors découvrir ce qui se cache derrière les sens. C’est là qu’interviennent leurs différences ; ce sont ces détails qui les distinguent les uns des autres.
Par exemple, l’homme ordinaire oppressé par la ville moderne et ses bâtiments élevés chez Baudelaire, on le retrouve chez Cavafis en l’homme vivant en marge de la société, à cause de ses passions interdites. Si Baudelaire a recours à un langage libéré de toute la lourdeur de la poésie romantique, Cavafis, lui, s’est débarrassé de la rhétorique ancienne en lançant une langue à mi-chemin entre la langue parlée et la langue classique. Chez les deux poètes, l’image poétique est étroitement liée à la conscience de l’homme ordinaire et de sa sensibilité moderne.
— Le prix Aboul-Qassem Chabi, qui porte le nom d’un grand poète tunisien, est le premier prix que vous obtenez dans le domaine de la traduction. Que signifie-t-il pour vous ?
— Le premier prix que j’ai obtenu en poésie remonte à l’année 1993, c’était le prix international de Cavafis. Un quart de siècle plus tard, précisément fin 2018, j’ai reçu le prix Al-Chabi dans le domaine de la traduction, qui est un prix arabe. Evidemment, c’est une grande joie que mon nom soit associé à celui de Chabi, qui est un grand poète. Il en était de même pour le prix Cavafis.
Al-Chabi est mon préféré depuis ma tendre enfance, c’est l’un des plus grands poètes romantiques arabes qui s’est révolté contre la guerre et la misère. Et ce, contrairement au reste des poètes romantiques qui se lamentaient en continu. Al-Chabi est vraiment le visage rayonnant de la poésie romantique arabe, ses poèmes restent gravés dans la mémoire collective. C’est l’un de mes maîtres à penser, j’ai ouvert les yeux sur sa poésie. J’ai beaucoup apprécié que le ministère tunisien de la Culture m’ait offert une nouvelle édition, très élégante, du célèbre recueil de Chabi Aghani Al-Hayat (les chants de la vie), ainsi qu’un autre ouvrage intitulé Maddah Al-Hay (le chantre du quartier), qui comprend des manuscrits de poèmes et de textes en prose de Chabi. L’ouvrage est rédigé par Chabi à l’encre, il y a ses moutures et ses modifications, faites à la main.
— Ne pensez-vous pas, parfois, que votre carrière de traducteur se fait aux dépens de votre créativité de poète ?
— J’ai compris, très tôt, que la traduction accompagnerait, pour moi, toujours la poésie, et que le temps consacré à la traduction constitue une pause entre 2 oeuvres poétiques, dans l’attente d’une nouvelle création. De plus, la traduction peut être interrompue, puis reprise, à n’importe quel moment, contrairement à la poésie. Souvent quand j’achève une oeuvre poétique, j’ai besoin d’une pause indéterminée, avant d’entamer une nouvelle. Ce laps de temps est donc consacré à la traduction.
— Il y a quelques mois, votre nouveau recueil de poésie Araa Al-Chiaah Ala Al-Miah (je garde les chèvres près des cours d’eau) a été publié dans une maison d’édition londonienne. Pourquoi avez-vous choisi de l'éditer en Europe ?
— C’est un recueil de nature très particulière. Chaque page est un mélange de textes et de dessins, qui s’est fait de manière très fine, et pour laquelle on ne pouvait tolérer aucune erreur d’exécution ou de mise en page. N’importe quelle erreur aurait pu détruire le concept de l’oeuvre entière. Et dans la confusion totale qui règne actuellement sur le champ de la publication, on n’arrête pas d’imposer des conditions contraignantes aux auteurs ou de retarder la date de publication, etc. C’est pourquoi j’ai accepté la proposition de mon ami, le poète iraqien Hekmat Al-Haj, de publier l’oeuvre dans la maison d’édition qu’il a fondée il y a quelques années à Londres.
— Le nombre d’articles publiés sur ce dernier recueil, depuis sa parution en juillet 2018, révèle que c’est une expérience inédite dans le domaine de l’écriture poétique. Qu’en pensez-vous ?
— Le recueil Araa Al-Chiaah Alla Al-Miah (je garde les chèvres près des cours d’eau) n’est pas composé de poèmes séparés, mais c’est une oeuvre poétique complète, une suite cohérente de textes. Il constitue le prolongement de mes oeuvres précédentes. Sous un angle plus large, la page se transforme, dans ce livre, en un espace apte à assimiler la pluralité des voix, des formes et des formules, avec les dessins répartis de part et d’autre. Dans cet ouvrage, rien ne semble planifié, il n’y avait pas également de modèle à suivre. Aucun élément ne prend le dessus sur l’autre. C’est un amalgame harmonieux de poèmes et de dessins que j’ai fait moi-même. J’ai parfois eu recours à des fresques et des symboles hiéroglyphes, mais aussi à des dessins faits par mon fils, Feras Rifaat Sallam, âgé de 5 ans.
— Comment est née l’idée d’associer dessins et textes poétiques ?
— J’étais à Marseille, en France, invité par le Centre International de la Poésie de Marseille (CIPM) pendant 3 mois, vers la fin de l’année 2005. Là-bas, j’avais commencé à composer le poème Hagar Yatfou Ala Al-Maä (une pierre qui flotte sur l’eau), et pendant que je l’écrivais, j’ai commencé à tracer quelques esquisses sur du papier. J’ai alors pensé associer le dessin et l’écriture. Et lorsque je suis rentré en Egypte début 2006, je me suis consacré à la révision du manuscrit et j’ai donné le texte à un ami dessinateur, très doué, pour qu’il ajoute ses dessins, en parallèle, aux textes, et que l’ouvrage porte nos deux noms. Mais le temps a passé sans qu’il n’exécute le travail et j’ai alors décidé de le faire moi-même. Ce n’était pas facile, je n’avais pas dessiné depuis longtemps, mais le résultat final était satisfaisant. J’ai aussi conçu le design de la couverture. L’éditeur était très enthousiaste quant à cette aventure.
— N’avez-vous pas eu peur d’aller, dans ce recueil, à l’encontre de la poésie en vogue, qui aborde le quotidien dans un langage simple et très accessible ?
— J’ai toujours nagé à contre-courant. Dans mon premier recueil, Wardat Al-Fawda Al-Gamila (la jolie fleur du chaos), j’ai essayé d’échapper au style très en vogue à l’époque, dans les années 1970, à la recherche de ma propre voie.
L’ouvrage Echrakat Rifaat Sallam (illuminations de Rifaat Sallam), que j’ai écrit durant la seconde moitié des années 1980, constituait une véritable rupture avec le courant dominant depuis les années 1970. Je ne voulais pas y être emprisonné. Lorsque d’autres jeunes poètes ont découvert un nouveau genre poétique, dans la décennie 1990, leurs aînés des années 1970 se sont empressés, aveuglément, de suivre cette tendance plus personnelle ou subjective. Cela leur a semblé être une issue à leur crise poétique. Alors, ils s’y sont lancés, sans se poser trop de questions. Cela s’est produit au détriment de la singularité poétique, car on a suivi des modèles tout faits. Pourtant, la destinée du poète est d’avancer seul sur une terre vierge, où personne n’a posé les pieds, vers un horizon inconnu.
— Revenons à votre traduction Awraq Al-Ochb (feuilles d’herbes) qui a remporté le prix Aboul-Qassem Chabi, à savoir l’oeuvre complète du poète anglo-saxon Walt Whitman …
— C’est un ouvrage de mille pages, en grand format, qui a été publié il y a deux ans, lors du Salon international du livre du Caire, en 2017, par l’Organisme général du livre. Et ce, après 5 ans de travail d’arrache-pied. J’ai traduit l’oeuvre complète du poète Whitman vers l’arabe, qui est venu s’ajouter aux autres oeuvres que j’ai traduites de Cavafis, Baudelaire et Rimbaud. Avec Whitman, ils sont les maîtres fondateurs de la poésie moderne. Whitman n’a pas publié un recueil après l’autre comme le font les poètes contemporains, mais une compilation de poèmes regroupés. Dans une seule oeuvre, il y a toute sa vie. Chaque nouvelle édition de Feuilles d’herbes de Whitman incluait de nouveaux poèmes. La première édition est parue en 1855 alors que la toute dernière remonte à 1892. Elle est appelée Death Bed et représente son oeuvre complète.
— Pourquoi avez-vous choisi ce poète américain en particulier ?
— Après avoir traduit deux poètes français, Rimbaud et Baudelaire, et le poète grec Cavafis, je voulais m’aventurer dans le domaine de la poésie anglophone. Seul Whitman pouvait les égaler, à mes yeux, étant le père de la poésie moderne en anglais. Plusieurs courants poétiques du XXe siècle se sont inspirés de son expérience singulière. Walt Whitman (1819-1892) n’est pas un simple poète, mais un phénomène à part.
— Quelles sont les principales caractéristiques de sa poésie ?
— Feuilles d’herbes est un hymne à la vie, à l’amour, à l’énergie sans bornes. C’est l’homme qui s’exprime avec « je », pour se réjouir du soleil, de la terre, des étoiles, du bleu azur, des vagues de la mer. Il est heureux d’être accompagné par d’autres confrères, de sa femme, de ses enfants. Cet homme représente la beauté humaine absolue sous toutes ses formes. Mais cette voix qui chante la vie est cependant brisée par la guerre qui a divisé ce qui était autrefois uni. Cette guerre civile américaine a fait entre 750 000 et 850 000 morts parmi les soldats, et 50 000 morts parmi les civils. Et ce, sans oublier plus de 60 000 blessés. C’était une guerre civile qui a opposé l’armée gouvernementale du nord et celle du sud, aspirant à la sécession. Ensuite, la guerre a pris fin et le président Abraham Lincoln a été assassiné. Whitman misait sur ce dernier pour réaliser tous ses rêves, c’était pour lui un sauveur.
Sur le plan de la forme, Whitman n’a nullement respecté la poésie en vogue à l’époque. Il a plutôt adopté une poésie libre, dont le rythme s’approche de celui de l’Evangile, sans rimes, ni règles strictes. Il empruntait son langage à la vie de tous les jours, en ayant recours à des images et des symboles inhabituels.
— Le poète est-il mieux destiné à traduire la poésie ?
— Oui et non. Les capacités requises pour la traduction de la poésie existent sans doute chez un poète, à savoir la grande sensibilité, le potentiel linguistique, l’imagination, l’ouverture d’esprit et la vaste culture. Tout ceci lui permet de mieux assimiler les textes poétiques des autres. Mais il faut que le poète se débarrasse de son « moi », pour s’adapter à un autre « moi » poétique, avec beaucoup d’amour. Ce que le poète est le plus souvent incapable de faire. Et la plupart du temps, il traduit sa propre formulation de la poésie et ne se contente pas de garder l’originale, écrite par son confrère. Il se prête à une confiscation des biens d'autrui .
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