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Les hauts et les bas de l’écriture

Dalia Chams, Mardi, 29 janvier 2019

La France est présente au Salon international du livre du Caire via une exposition sur la typographie arabe. Celle-ci raconte l’histoire sociopolitique du monde arabe en abordant l’évolution de la lettre imprimée.

Les hauts et les bas de l’écriture
Iman Raad inscrit un vers du Livre des rois.

L’apparition d’une écriture accompagne souvent des changements profonds dans la société. Son évolution historique permet de cerner les conditions sociopolitiques qui ont mené à la création d’un système graphique. C’est ce que nous observons à travers l’exposition Typographiae Arabicae, organisée tout au long du Salon international du livre du Caire, dans le cadre de l’année culturelle Egypte-France. Car l’exposition met en relief l’intérêt de la typographie pour comprendre l’histoire du monde arabe. Elle suggère que l’évolution n’est pas régulière et continue, mais qu’elle connaît des soubresauts, des seuils et des ruptures, en lien avec les bouleversements qu’a connus la région.

Le 21 janvier, l’Institut Français d’Egypte (IFE), antenne Mounira, a accueilli les commissaires de cette exposition, qui avait été donnée en 2015 en France et ensuite en Tunisie. Alain Messaoudi, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Nantes, a passé en revue l’évolution des lettres arabes imprimées. « Au XVIIIe siècle, de premiers caractères arabes sont imprimés dans l’Empire ottoman (à Alep, dans le Mont Liban, à Istanbul …). Les réticences des autorités musulmanes vis-à-vis d’une reproduction mécanique restent cependant fortes, tout particulièrement pour les textes à contenu religieux », mentionne-t-on dans le catalogue de l’exposition en cours.

En effet, le statut sacré de la langue arabe que lui a conféré la révélation coranique a assuré sa pérennité, mais l’a rendu figée pendant longtemps. C’est vrai que d’une part, l’association étroite avec le Coran a permis de développer une forme d’art unique et qui n’a été égalée par aucune autre tradition calligraphique. Mais d’autre part, le savoir intellectuel et religieux était détenu par les oulémas, partisans de la tradition et hostiles aux réformes. Il y a eu donc une résistance culturelle vis-à-vis de la standardisation de l’imprimé, qui bouleversait les règles strictes de la vérification des textes et du système de la transmission du savoir. Ceci sans omettre les difficultés techniques en lien avec la nature cursive de l’écriture arabe, c’està- dire certaines lettres doivent être connectées à d’autres, que ce soit dans l’écriture ou l’impression. Une lettre possède ainsi plusieurs formes en fonction de sa position dans le mot et des autres lettres qui l’entourent.

Les premières tentatives d’édition ont eu lieu en Syrie et au Liban, dans le milieu chrétien. Un siècle plus tard, une imprimerie a été installée à Alep. La Syrie a toujours eu un rôle important quant à l’enrichissement de la langue arabe et de sa littérature, en général, avec Damas comme centre du pouvoir califal, sous la dynastie des Omeyyades (661-750 ap. J.-C.). Parallèlement à ces tentatives, une autre technique d’impression s’est mise en place, à savoir la lithographie, qui a largement contribué au développement de l’édition imprimée.

A côté des éditions lithographiées, se sont développées des imprimeries à caractères mobiles, notamment en Egypte, avec l’Expédition française en 1798. Ensuite, sous Mohamad Ali, s’est ouverte au Caire, en 1822, l’imprimerie de Boulaq, qui fonctionnait avec une équipe de typographes égyptiens et européens. Le développement de la typographie a ainsi accompagné les mouvements de renouveau culturel, de modernisation politique, d’ouverture sur l’Occident et d’éveil des indépendances. Car l’éveil intellectuel du XIXe siècle a conduit vers un appel à l’arabisation que l’on pouvait interpréter comme une politique d’adoption de l’arabe comme langue nationale officielle des Etats nouvellement indépendants. En d’autres termes, « la lettre au même titre que la langue devient un enjeu dans un moment où se constituent de nouveaux empires coloniaux et s’affirment des identités nationales », précise-ton dans le catalogue de l’exposition, ainsi que sur les panneaux narrant l’évolution de la lettre arabe imprimée.

Le choix d’un type de caractère n’était pas sans enjeu politique. Les débats sur les formes à promouvoir restent vifs après la Première Guerre mondiale. En 1928, Mustapha Kemal Atatürk décide la latinisation de l’écriture turque. Et entre 1938 et 1968, l’Académie de la langue arabe au Caire a reçu plus de 300 propositions de réforme, qui allaient de simples modifications orthographiques à un remplacement complet du système existant par l’alphabet latin. L’académie égyptienne a voulu réformer l’écriture, mais les propositions sont toutes restées en plan.

Affiches et engagement politique

Dans les locaux de l’IFE Mounira sont accrochées quelques affiches politiques qui remontent aux années 1970-1980. Les violences du conflit israélo-palestinien et de la guerre d’indépendance algérienne étaient bien présentes dans l’expression graphique de cette époque. « L’affiche en tant qu’outil politique est à la fois utilisée par les Etats, à des fins propagandistes, ainsi que par les mouvements politiques qui veulent affirmer leurs identités arabes. Donc, entre 1960 et 1980, a émergé une scène artistique engagée sur le plan politique. Ensuite, l’arrivée d’Internet et l’adaptation de la lettre à l’informatique ont restitué une écriture plus harmonieuse pour les lecteurs », fait remarquer l’autre commissaire de l’exposition Perin Emel Yavus, historienne et théoricienne de l’art contemporain.

Le reste des oeuvres exposées au Salon du livre à Al-Tagmmoe Al-Khamès, signées par une dizaine de graphistes, sont représentatives d’une vaste zone géographique, allant de l’Algérie à l’Iran, en passant par l’Europe. On peut y distinguer deux grandes tendances. La première est celle d’artistes qui veulent absolument créer de nouvelles polices, influencés sans doute par leur héritage visuel et culturel. La deuxième regroupe d’autres graphistes qui essayent d’adapter des polices déjà existantes. En fait, pas mal de ces artistes graphistes ont des origines orientales, mais vivent et travaillent à l’étranger ou dans des universités occidentales. C’est le cas, à titre d’exemple, de la Libanaise Nadine Chahine, qui a étudié à l’Université américaine de Beyrouth, puis s’est spécialisée en typographie à l’Université de Reading, en Angleterre. Créatrice de plusieurs polices, elle travaille sur la lisibilité des caractères dans différentes écritures (arabe, latine, chinoise), en fonction du mouvement des yeux.

Iman Raad, né en Iran et vivant entre Téhéran et les Etats-Unis, participe à l’exposition avec un vers tiré du Shâh Nâmeh (le livre des rois), poème persan écrit par Ferdowsi vers l’an 1000. L’artiste inscrit son vers dans la forme du logo pop des Rolling Stones. Son travail est généralement marqué par la richesse visuelle de la culture populaire iranienne : des contes, des talismans, des bannières religieuses, etc. Mourad Krinah d’Algérie s’intéresse, lui, aux formes de l’écriture vernaculaire. Pour cette exposition, il propose une sélection de typographies, accompagnées de créations inspirées par l’environnement visuel d’Alger : enseignes, graffitis et autres. Il en est de même pour Bahia Shehab, professeure associée à l’Université américaine du Caire, qui s’est inspirée du « Laa » (non), inscrit sur les murs du Caire en signe de protestation, pour son livre A Thousand Times No : The Visual History of Lamalif. Pour l’exposition, elle a réalisé des photographies de monuments et d’objets divers, mettant chacune en valeur une des 28 lettres de l’alphabet arabe. En ce moment, Shehab travaille avec une équipe de jeunes étudiants, afin d’élaborer l’encyclopédie égyptienne des lettres arabes, répertoriant jusqu’ici 40 000 formes différentes de lettres, avec tous les détails les concernant. Ce site web gratuit, mis à la disposition de tous, avec ce genre d’exposition sur la typographie peuvent mieux nous renseigner sur l’histoire arabe et l’héritage culturel des artistes visuels contemporains qui tentent de trouver des propositions acceptables pour transposer l’écriture arabe à un système de communication créé pour l’alphabet latin .

Jusqu’au 4 février au Salon international du livre, à Al-Tagammoe Al-Khamès, et à l’IFE Mounira. L’exposition sera reprise en octobrenovembre à la Bibliothèque d’Alexandrie.

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