Le summum du sit-in des intellectuels a eu lieu mardi 10 juin. Ce jour-là, un groupe de Frères musulmans dirigé par un cinéaste islamiste, Ahmad Moughir, a envahi les espaces occupés par le sit-in, en signe de solidarité avec le ministre de la Culture. Et comme d’habitude, cette attaque farouche n’a fait qu’augmenter le nombre des protestataires, non seulement parmi les intellectuels, artistes, écrivains et cinéastes, mais aussi parmi les forces politiques, le peuple, et surtout les jeunes révolutionnaires.
Le 7e jour du sit-in mis en place par une dizaine d’écrivains et de cinéastes éminents qui occupent le bureau du ministre à Zamalek (voir l’Hebdo de la semaine dernière, La bataille des intellectuels) marque un changement qualitatif de la protestation.
« Le sit-in a dépassé le conflit bureaucratique autour des postes administratifs du ministère de la Culture pour rejoindre des objectifs plus vastes : retirer la confiance au président Morsi le 30 juin, le jour de l’anniversaire de son investiture », affirme l’écrivaine et critique Chérine Aboul-Naga.
Elle fait ici écho au début de la crise, après la décision du ministre de limoger plusieurs hauts fonctionnaires sous prétexte de lutter contre la corruption. Mais la véritable devise du ministre n’est autre que de « frériser » les institutions de la culture tout en menant une bataille contre les arts et la créativité.
Le cercle s’élargit
Très vite, les politiciens ne tardent pas eux aussi à prendre part au sit-in. Khaled Ali, ex-candidat à la présidentielle, vient faire part de sa solidarité sur la tribune érigée en face du bureau du ministre. Il y dénonce le pouvoir des Frères musulmans. « Les intellectuels ont défié, par leur sit-in, le pouvoir du ministre de la Culture. Les journalistes doivent suivre leurs pas contre le ministre de l’Information, et les juristes contre le procureur privé », insinuant ainsi qu’il ne joue plus le rôle d’un procureur général, mais d’un simple défenseur des intérêts de la confrérie.
Le sit-in a aussi récemment témoigné d’une mutation quantitative. Des centaines de personnes sont venues le lendemain, le 8 juin, assister au ballet Zorba le Grec, donné pour la 3e fois dans la rue en face des locaux du ministre, par les danseurs de la Compagnie du ballet du Caire, l’un des protagonistes du sit-in.
« Pour la première fois dans l’histoire de la culture égyptienne, la force fine de la société, les écrivains, les critiques, les chanteurs, les cinéastes et les hommes de théâtre renoncent à leurs îles isolées, pour se réunir face à cette crise », se félicite l’écrivain Saad Al-Qerche.
Fausses notes
Pour narguer le ministre, des concerts sont organisés en marge du sit-in des intellectuels.
Mais les intellectuels sont-ils vraiment tous réunis dans ce sit-in autour d’un seul objectif ? Il existe de nombreux dissidents, intellectuels indépendants, qui n’ont jamais reconnu le pouvoir du ministère et qui, par conséquent, s’abstiennent à «
se perdre » dans les rangs des révoltés contre le ministre. Leur raison est simple : une telle révolution des intellectuels doit voir plus loin. Pour eux, il faut démanteler les structures elles-mêmes du ministère et ses institutions hautement bureaucratiques, comme le Conseil suprême de la culture.
Par ailleurs, la position de l’Union des écrivains égyptiens ne fait pas l’unanimité. Certains ont appelé à la tenue d’une assemblée générale le 21 juin pour « destituer » Mohamad Morsi et exiger des présidentielles anticipées à la suite d’une accusation présentée au procureur général contre 31 membres du sit-in, dont les grands écrivains Bahaa Taher et Sonallah Ibrahim.
Cette attitude « rebelle » est loin d’effacer l’impact négatif du communiqué émis par un groupe de membres de l’Union des écrivains qui dénonçaient le sit-in dirigé, le qualifiant « d’assaut des locaux du ministère de la Culture, assaut qui ne convient pas aux penseurs de la Nation ».
L’écrivain Mahmoud Al-Werdani n’est pas étonné de cette réaction bureaucratique et conservatrice de certains membres de l’Union. Selon lui, « la plupart des membres de l’Union sont des fonctionnaires qui n’ont rien à voir avec la vie des scribes : des employés de la radio, des prêcheurs de mosquées ou parfois des Maezounes (des juges qui contractent les mariages) ». Pour lui, cette réaction mesquine n’est autre que le fruit de 30 ans d’absence de vie politique normale.
Qu’adviendra-t-il de cette contestation ? De mauvaises langues ne cessent d’attaquer les intellectuels, les accusant de groupe candide et sans stratégie.
Conscient de ces critiques, Al-Werdani insiste sur le fait « qu’il n’existe pas de stratégies sur comment résister à la peste. Le sit-in est l’évolution normale de tout ce qui a précédé. Et les gens vont apprendre de leurs erreurs à travers l’expérience et la pratique de la contestation. Ceux qui sont venus nombreux assister à la danse de Zorba le Grec rappellent l’attitude de John, le compagnon intellectuel de Zorba, qui lui demande : Apprends-moi à danser ». L’on entend désormais le public dire : apprenez-nous à apprécier les arts. Apprenez-nous la vie .
Lien court: