10 ans après sa mort dans son exil volontaire en France, l’Egyptien francophone Albert Cossery (né au Caire en 1913 et mort le 22 juin 2008) est au coeur du débat relatif à son écriture novatrice et à son parcours riche de contradictions. Et ce, grâce aux festivités organisées sous la forme d’un colloque et d’une exposition par l’Institut Français d’Egypte (IFE), les 24 et 25 juin, pour rendre hommage à l’auteur de
Mendiants et orgueilleux. Parmi les participants au colloque figurait Irène Vinoglio, qui a parlé du chemin extraordinaire entrepris par cet «
excellent mendiant » et des échos de sa philosophie de l’éloge de la simplicité et de la paresse dans la littérature égyptienne et au sein même de la société égyptienne. Elle a souligné le mérite de Cossery, qui a réussi à présenter à l’Occident une image moderne de l’Egypte pendant les années 1940.
L’événement a eu lieu au théâtre Rawabet au Townhouse, au centre-ville du Caire, et a regroupé Joëlle Losfeld, éditrice de Cossery, Catherine Farhi, traductrice, Béchir El-Sébaï, traducteur de renom, Christophe Ayad, journaliste de Libération, et Hanan Mounib, journaliste de France 24. Il a été animé par l’écrivain Ahmed Naji. Dans son intervention, Béchir El-Sébaï s’est attardé sur l’univers littéraire de Cossery et l’a relié au contexte socio-historique de l’Egypte des années 1940, dont les écrivains francophones sont devenus une partie prenante de l’avant-garde littéraire au niveau mondial, et ce, grâce aux liens qu’ils détenaient avec le mouvement surréaliste.

La perle de ces festivités est indubitablement l’exposition intitulée « Albert Cossery — Traces et témoignages », organisée à l’IFE par Lucienne d’Alençon, responsable du secteur Livre et débat d’idées de l’IFE, et Diane Augier, chargée de mission au même secteur. Elle présente des archives de photos, des manuscrits ainsi que des notes écrites à la main par l’auteur à l’époque où il ne pouvait plus parler, prêtés par Joëlle Losfeld. Sans oublier le passeport égyptien de Cossery, le seul qu’il n’ait jamais détenu, bien qu’il soit resté à Paris pendant plus de 60 ans, résidant dans le petit hôtel La Louisiane, situé à Saint-Germain-des-Prés, et le scénario d’un film autour de la personnalité de la star de la chanson arabe, Oum Kalsoum, qui constitue une découverte littéraire et indique une fois de plus l’attachement de l’écrivain à son identité égyptienne.
Pour la clôture de la soirée, l’acteur Boutros Ghali (Bisso) s’est alterné avec le metteur en scène Hassan Al-Greitli pour lire une sélection d’extraits de Cossery, choisis minutieusement par Pierre Gazio. Puis des extraits de l’écrivain Nael El-Toukhy, dont l’écriture sarcastique rencontre dans un sens celle de Cossery. On pouvait aussi trouver, à cet événement, la version arabe de Shahazoune wa Nobalaa (mendiants et orgueilleux), avec les dessins de Golo, publiée aux éditions Al-Fan Al-Tasie (le 9e art), traduite vers l’arabe par Mona Sabry et adaptée et éditée par l’auteur de bandes dessinées Shenawy.
Cossery a à son compte 8 romans, qui ont été traduits en 15 langues. Il y met en avant les gens simples du Caire, la philosophie de sa vie étant la simplicité et la paresse. Ses personnages sont ricaneurs et paresseux, de véritables fainéants qui font l’éloge de l’oisiveté et déploient des efforts pour prouver que leur sommeil vaut mieux qu’une vie active dans les fourberies d’une cité corrompue. Son premier ouvrage, un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes oubliés de Dieu, est publié en 1940.
Parmi ses oeuvres les plus connues figurent Mendiants et orgueilleux (1955), roman adapté par Asmaa Al-Bakri au cinéma, et dont le dessinateur Golo a fait une bande dessinée (1991), et Les Couleurs de l’infamie (1999). Cossery est également l’auteur de La Maison de la mort certaine (1944), de Les Fainéants dans la vallée fertile (1948), de Violence et dérision (1964), d’Un Complot de saltimbanques (1975) et d’Une Ambition dans le désert (1984).
Il est curieux de savoir que jusqu’à la sortie du film Mendiants et orgueilleux, réalisé par Asmaa El-Bakry au début des années 1990, le nom de son auteur Albert Cossery était connu uniquement dans des cercles limités de lecteurs francophones en Egypte. Une majorité d’écrivains et intellectuels arabes ne le connaissent pas. Paradoxe flagrant de la vie d’un écrivain qui a vécu la plupart de sa vie à Paris, tout en se considérant Egyptien.
Intérêt pour les marginaux

Une coupure de presse à l’exposition de l’IFE.
Cossery a passé plus de soixante ans à la chambre 58 à l’hôtel La Louisiane, soit depuis 1945, donnant ainsi un exemple de la marginalité et de l’oisiveté qu’il dépeint dans son oeuvre. Mais le dernier quart de siècle de sa vie, durant lequel il a reçu des prix et a été largement traduit, l’a « intégré » dans les cercles des jeunes écrivains égyptiens, ceux des années 1990 en particulier. Ces derniers se sont présentés comme des explorateurs qui vont sur les traces de l’héritage littéraire inconnu, volontairement marginalisé. Le nom d’Albert Cossery était à la tête des écrivains surréalistes francophones, dont la revue Al-Kitaba Al-Okhra (l’autre l’écriture) a, entre autres, célébré l’écriture oubliée.
Dans la même lignée, le critique et traducteur Mahmoud Kassem a été le premier à traduire les romans de Cossery et a incité la critique égyptienne à voir la littérature des marginalisés sous un angle nouveau. Cette littérature devra ses lettres de noblesse certes à Cossery, bien avant qu’elle ne devienne une recette très à la mode dans les marchés de la littérature.
Ecrivain d’Egypte à la période de l’entre-Deux Guerres mondiales, Cossery était de la même génération que Naguib Mahfouz. Les deux écrivains ne se sont pas croisés, mais ils étaient tous les deux préoccupés par les contradictions de classes très marquées dans la société de cette époque. Tandis que Mahfouz a écrit des romans comme Bidaya wa Nihaya (vienne la nuit) et Al-Qahéra Al-Guédida (la belle du Caire), dans lesquels il dépeint les contradictions de la classe bourgeoise, la classe moyenne, du point de vue d’un intellectuel conservateur qui construit une épopée, Cossery, fils de pachas à la culture métisse, est allé creuser dans un autre univers, où il écoutait les voix des démunis et des marginalisés.
Dans le groupe des surréalistes qui étaient ses contemporains et avec lesquels il se liait d’amitié, Cossery se distinguait par l’intérêt qu’il portait aux marginaux. Ses personnages traînent dans les bordels et errent dans les rues à la recherche de haschisch — des ivrognes et des trafiquants du fin fond de l’échelle sociale. Cet intérêt n’est pas né du même point de vue que celui de ses amis marxistes, qui voulaient militer pour changer le monde. Il partait, lui, d’une conception nihiliste dans sa vision de l’univers. Une conception dont la clé est la dérision.
Citation de Georges Hénein sur Albert Cossery
« Avec des phrases mal taillées, avec des personnages voûtés qui se meuvent dans des ruelles sordides, avec des décombres et des gravats, Albert Cossery forge une matière durable et des images tenaces. Dans chaque aspect particulier des choses, il perçoit et isole le germe d’une vision ample, plus essentielle. Peut-être son inattention est-elle plus feinte que réelle, car s’il néglige, çà et là, son devoir d’écrivain, il ne se dérobe pas à sa fonction, qui consiste à arracher à la nuit des figures qui eussent pu demeurer à jamais fantomatiques, les promouvoir de palier en palier, pour enfin les marquer d’une signification universelle ».
(Georges Hénein, revue Calligrammes, Le Caire, 1956)
Amour-haine du centre-ville du Caire
« La civilisation devenait spécialement terrible tout le long de la rue Fouad 1er et de la rue Emadeddine. En effet, ces deux rues principales jouissent de tout ce qu’une ville civilisée maintient et prodigue pour l’abrutissement des hommes. Il y avait là des spectacles insipides, des bars où l’alcool coûtait très cher, des cabarets aux danseuses faciles, des magasins de mode, des bijoutiers et même des affiches lumineuses. On s’abrutissait à perte de vue ».
(Albert Cossery dans la nouvelle Le Coiffeur a tué sa femme, dans Les Hommes oubliés de Dieu)
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