Sorti au mois de septembre et consacré au film documentaire en Egypte, le numéro spécial de la revue trimestrielle Al-Film est une vraie réussite. Il s’intitule « La réalité et la beauté » et, en 176 pages, présente l’historique du genre documentaire — centenaire en Egypte — ainsi que le parcours des pionniers égyptiens ou internationaux, les analyses des spécialistes en la matière ou de journalistes qui énoncent les défis de ce type de film victime de marginalisation.
La revue Al-Film a été fondée en 2014 en tant que revue « qui s’occupe de la culture cinématographique et de l’art de la photo ». Indépendante, elle est publiée par l’association des Jésuites Al-Nahda pour la science et la renaissance culturelle, qui a une longue histoire avec la culture du cinéma et la pensée en général. Son but est de rendre toutes les formes d’art accessibles aux plus démunis. L’équipe de la revue est formée d’écrivains « laïcs », à la tête desquels se trouve le rédacteur en chef, Sameh Sami, accompagné d’un groupe de journalistes spécialisés et de conseillers de rédaction qui ne sont autres que des cinéastes et des critiques comme Safaa Al-Leissi, Arab Lotfi, Walid Al-Khachab et Moustapha Bayoumi. A leurs côtés, les plumes des pères jésuites, comme le père William Sidhom ou le père Youssef Abdel-Nour.
La photo de la couverture du numéro spécial représente une paysanne pauvre allaitant son nourrisson au bord du Nil. Les traits de son visage reflètent la misère. Il s’agit d’une séquence issue du documentaire de Hachem Al-Nahhas, Al-Nil Arzaq (le Nil, source de gagne-pain), considéré parmi les 100 meilleurs documentaires au monde. Cette couverture illustre à merveille le thème de ce numéro — La réalité et la beauté —, mais renvoie également à l’injustice exercée envers cet art. La revue retrace aussi les moments de « gloire » du film documentaire, avec la génération des pionniers comme Mohamad Bayoumi dans les années 1920, qui a vu les premiers documentaires en Egypte par les Frères Lumière, la génération intermédiaire de Salah Al-Tohami et Saad Nadim, puis celle, entre autres, de Hachem Al-Nahhas, Atteyat Al-Abnoudi et Ahmad Rached.
Reste le problème éternel rencontré par cet art au cours de toute son histoire, à savoir son manque de popularité en Egypte et le fait qu’il ait été accusé d’être un art « élitiste » partout dans le monde. En Egypte, contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays, le film documentaire n’est pas projeté dans les salles de cinéma et rarement sur les chaînes de télévision. Dans un entretien, la réalisatrice Nadia Kamel, directrice de l’école du cinéma documentaire fondé par les Jésuites à Assiout, en Haute-Egypte, tente de nommer les raisons de cette marginalisation. « Je pense que cela a quelque chose à faire avec la liberté d’expression. Le film documentaire plonge dans le réel et se pose des questions sur la façon dont vivent les gens. Etant à la redécouverte de la réalité, il transgresse toute volonté de contrôler ce qui se transmet aux gens et ce qui ne se transmet pas », dit-elle. Et d'ajouter : « Le fait que le cinéma documentaire ne soit pas diffusé à la télévision officielle est dû au mainstream. Il est vrai que le côté gain et investissement repose principalement sur les films de fiction, mais pourquoi ne projette-t-on jamais les magnifiques documentaires qui n’ont pas eu de chance d’être présentés au grand public dans les salles ? ».
Les conseils de Michael Moore
En plus de la panoplie d’articles sur les héros du documentaire, les grands cinéastes égyptiens, la jeune génération d’aujourd’hui et les courants nouveaux, notamment celui des documentaires autobiographiques (comme l’étude réalisée par Dalia Al-Séguiny), la revue fournit à ses lecteurs des traductions d’articles très intéressants sur des cinéastes de renommée internationale et icônes du cinéma documentaire. A titre d’exemple le Hollondais Joris Ivens, le Russe Dziga Vertov (1896-1954), le Français Jean-Luc Godard ou l’Américain polémiste Michael Moore. De ce dernier, Mohamad Tareq a traduit le manifeste de la « Déclaration de mort du film documentaire », en énumérant les « 13 règles pour tourner ton film ». Avec son ton satirique et polémique, Moore rejette l’appellation même du documentaire. « Nous ne sommes pas des documentaristes, mais des cinéastes tout court », dit-il. Il dénonce aussi l’air hautain de certains réalisateurs de documentaires et bien qu’il soit connu pour ses documentaires très polémiques, Moore s’attache au côté plaisir et divertissement de tout film documentaire, s’adressant au cinéaste avec le conseil suivant : « Ne leur montre pas un film qui leur gâche la soirée, ils ont attendu toute la semaine pour faire l’amour ensuite ! ».
Un nouveau genre de documentaires
Ce menu copieux d’articles et d’études ne s’arrête pas aux pionniers et aux grands noms du documentaire, mais s’intéresse aussi à la production d’aujourd’hui. Dalia Al-Séguiny rappelle dans son papier qu’en 2011, année de la révolution égyptienne, et après une phase de stagnation, on a comptabilisé 7 documentaires en Egypte sur 15 produits dans le monde arabe. Rami Abdel-Razeq, étudiant du cinéma documentaire en Egypte, a fait une comparaison entre 1967 et 2011. Il pense que la production de la génération post-défaite de 1967 était portée sur le côté humain et voulait glorifier l’Egyptien en réaction créative à la défaite de 67. Et en dépit de la différence entre la défaite militaire, à laquelle seule une partie de la population participe, et la révolution populaire, qui est un mouvement social s’étendant à l’ensemble du pays, l’étude les identifie comme étant deux moments-clés sur le plan politico-social. L’année 2011 a engendré de nouveaux types de films documentaires, comme le document anonyme, filmé par des amateurs qui ont voulu capter le moment. Cette tendance a conduit à un moment unique de démocratisation de l’art du film documentaire. Un autre type est le film documentaire-journal, qui collectionne les prises de vue sur le terrain sans plan préalable. Enfin, un troisième type, plus élaboré et plus artistique, est le film documentaire à auteur, montrant comment les cinéastes ont vécu les jours sur la place Tahrir, chacun de son point de vue. D’autres n’ont pas filmé les soulèvements, mais se sont fait l’écho de la rébellion par le traitement même des événements. On peut citer comme exemple le tabou de la religion dans le documentaire de Namir Abdel-Messi La Vierge, les coptes et moi (2012). La revue affirme qu’on a assisté à une renaissance du film documentaire au cours des dernières années. Le genre ne demande à présent qu’à dépasser le cadre des festivals internationaux pour devenir accessible à un plus large public.
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