Le lecteur averti de la production romanesque en Egypte ne manquerait pas de noter la vogue de romans dystopiques qui a suivi la révolution du 25 janvier 2011, cette « année des rêves dangereux ». Dans l’introduction de son livre The Year of Dreaming Dangerously, Slavoj Zizek écrit : « C’était l’année des rêves dangereux dans les deux sens : rêves émancipateurs mobilisant des manifestants à New York, sur la place Tahrir (au Caire), à Londres et à Athènes, et des rêves obscurs et destructeurs qui poussent Breivik et des populistes racistes en Europe, des Pays-Bas à la Hongrie. La principale tâche de l’idéologie hégémonique était de neutraliser la vraie dimension de ces événements : la réaction prédominante des médias n’était-elle pas précisément le War Nam Nihadan (tuer, enterrer, planter une fleur, proverbe persan) ? Les médias ont tué le potentiel radicalement émancipateur des événements ou brouillé leur menace à la démocratie et ont ensuite planté des fleurs sur le cadavre enterré. Grâce à cette description allégorique et infiniment poétique, il est possible de comprendre la prolifération des romans dystopiques devenus presque un phénomène mondial accompagnant les transformations du capitalisme. Mais si ce genre romanesque existe en Occident depuis bien longtemps, il est relativement nouveau pour les lecteurs arabes. Dans notre région donc, le phénomène en question a accompagné les révolutions arabes ». Six ans après janvier 2011, et avec toutes les déceptions qui ont accompagné la transformation de la révolution syrienne en un bain de sang, la trahison de la révolution égyptienne et l’embourbement de la Lybie et du Yémen dans des conflits sectaires et sanglants, il serait possible de suivre de près et retracer l’apparition des romans dystopiques dans le monde arabe. Ce genre littéraire indique en effet que nous avons commencé à élargir notre champ de vision en prenant du recul, en reformulant un présent oppressif ou en anticipant l’avenir. C’est dans ce cadre que l’écrivain Mohamad Rabie a publié son roman Otared en 2015. En 2014, Basma Abdel-Aziz avait déjà publié Al-Tabour, Omar Hazeq Rowaï Al-Madina et Ahmad Nagui Bémonasabat Al-Hayat. Avant eux, l’Iraqien Ahmad Saadawi publie Frankenstein à Bagdad en 2013, Nael Al-Toukhy publie Nisaä Al-Karantina la même année, et Ezzeddine Choukri Fishere publie son célèbre Bab Al-Khouroug en 2012. Mais c’est Ahmad Khaled Tawfiq qui a donné le ton du genre avec son Utopia en 2009, de nombreuses années avant son Fi Mammar Al-Feeran (2015). La dystopie est un genre littéraire qui s’oppose à l’utopie, il met en exergue une société malheureuse, apocalyptique où le bien laisse la place à la destruction, au chaos, aux meurtres, à l’oppression, à la maladie et à la pauvreté. Bref, c’est un monde où l’homme perd son humanité et la société se transforme en créatures inconscientes qui se font la guerre. La dystopie évoque l’avenir, mais contrairement à l’utopie, elle offre une image sombre où les hommes sont privés de liberté, dépourvus de sentiments et sont sans ressources. Où alors elle dépeint un monde dominé par une opulence de façade (utopique) mais gangrené à tous les niveaux. Dans cette littérature, le gouvernement est souvent totalitaire ou élitiste et a comme projet de faire régner le vide et d’éradiquer tout sentiment humain. Parmi les classiques de ce genre littéraire on peut citer Fahrenheit 451 de Ray Bradbury et 1984 de George Orwell. Indication assez parlante, ce roman d’Orwell a réalisé ses meilleures ventes dans le monde arabe entre 2011 et 2014 dans la foulée des révoltes. Comme il est difficile de parler de genres littéraires en dehors du contexte social et historique qui leur a donné naissance, il était donc normal que les transformations ayant débuté en 2011 contribuent à l’apparition dans le monde arabe d’un nouveau genre littéraire, en l’occurrence la dystopie, qui se démarque des genres romanesques jusqu’ici dominants.
Transgresser l’histoire
Curieusement, les jeunes écrivains qui ont adopté la dystopie s’en sont servis pour transgresser l’histoire, que ce soit au niveau de ses héros, de ses figures mythiques ou de ses villes emblématiques. L’objectif étant de produire une histoire alternative qui défie les symboles du pouvoir oppressif. Pour ce faire, ils ont eu recours à des figures de style proches de la parodie, dans une tentative d’écrire l’histoire « vue d’en bas », une histoire débarrassée du sacré et de l’intouchable. Cette tendance était évidente lors du colloque organisé en avril dernier, à l’Université américaine du Caire, et qui a réuni les romanciers égyptiens Nael Al-Toukhy et Mohamad Rabie. Le débat portait sur les romans Nissaä Al-Karantina de Toukhy et Otared de Rabie, et les raisons qui ont poussé ces deux écrivains à adopter la dystopie comme genre littéraire. En réponse à la question de savoir si la ville du Caire fait appel à la dystopie, Mohamad Rabie a expliqué que son roman était le reflet de ce qu’il voyait au quotidien, de « cette mauvaise stabilité ». Pour lui, Le Caire est une ville « délabrée », dont la laideur de l’architecture est l’incarnation même de la dystopie. Le gigantesque complexe administratif Al-Mogammaa sur la place Tahrir, tout autant que la Tour Al-Guézira, à Zamalek, illustrent l’attitude « hautaine et oppressive » des régimes successifs. Ces bâtisses dénotent avec les simples habitations des bidonvilles, comme celles de Boulaq qui se cachent derrière l’immense bâtiment de la radiotélévision, dit Maspero. « Il n’y a pas que toi qui es opprimé, ta maison l’est aussi », dit Rabie. C’est un peu ce qu’on lit dans son roman : « Rien. Que du désordre. Je cherche en vain un ordre au milieu de tout cela. Il paraît que celui qui a construit Le Caire n’a pas essayé de regarder de loin pour avoir l’image complète, il avait les yeux fixés sur des bâtiments isolés, sans se préoccuper des environs ». L’intérêt porté à l’architecture et à la reconstruction de la ville sur les décombres de l’histoire est évident dans l’oeuvre de Rabie, notamment son roman Kawkab Anbar, paru en 2011, et prend souvent la forme d’une fantaisie cruelle et rebelle.
Le mythe des marginaux
C’est la même entreprise qu’on retrouve dans Nisaä Al-Karantina de Nael Al-Toukhy, où celui-ci reconstruit une Alexandrie des années 2050 qui n’a rien de son histoire cosmopolite. La nouvelle Alexandrie se tisse un mythe fait d’histoires d’hommes et de femmes marginaux. Dans un roman où, justement, la marge prend toute la page, la fresque narrative brouille les limites entre la réalité et la fantaisie. Dans Al-Tabour de Basma Abdel-Aziz, le narrateur fait la queue pendant plus de 140 jours pour signer un papier auprès du « Portail des services fondamentaux », une institution imaginaire. Le roman est une excellente description de la situation des Egyptiens : des citoyens démunis qui font une queue interminable devant une porte qui ne s’ouvre presque jamais. Toutes ces oeuvres marquent en quelque sorte la fin de l’utopie à travers l’invention de nouvelles formes de lutte dignes du « Grand refus » d’Herbert Marcuse. Une lutte contre l’oppression gratuite et en faveur d’une liberté indispensable. Il s’agit en somme d’une nouvelle forme d’expression, d’une « rhétorique des opprimés », différente de la littérature politique arabe des années 1960 et plus à même de répondre aux nouvelles formes d’oppression .
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