Al-ahram hebdo : Le prix Unesco-Sharjah pour la culture arabe a été créé en 1998. C’est la première fois qu’une femme arabe le remporte. Dans quelles circonstances avez-vous déposé votre candidature ?
Bahia Shehab : Bien qu’il s’agisse de la 14e édition du prix Unesco-Sharjah pour la culture arabe, je n’en avais pas entendu parler. Ce n’est ni moi ni l’Université américaine au Caire (AUC) — où je travaille — qui ont déposé mon dossier de candidature auprès de l’administration du prix. L’idée était celle de la professeure marocaine Zaynab El-Barnoussi, professeure de relations internationales à l’Université Al-Akhawayn au Maroc. Elle avait pris connaissance de mon travail sur la calligraffiti sur Internet et m’a contactée pour me proposer d’envoyer ma candidature. J’ai accepté sans douter que je sois lauréate.
— Comment avez-vous élaboré votre projet Non, et un millier de fois non, grâce auquel vous avez remporté le prix ?
— J’ai commencé ce projet lorsque j’ai été invitée en tant qu’artiste à une exposition commémorant les 100 ans de l’art islamique en Europe. L’exposition a eu lieu à Munich, en Allemagne, en septembre 2010. Pour pouvoir participer à l’exposition, il fallait impérativement utiliser des caractères arabes au sein des oeuvres. En tant que femme arabe et qu’artiste, ce que je voulais exprimer dans cette exposition était le mot « Non » (la en arabe). En arabe, pour dire « non », on dit « non, et un millier de fois non », c’est la raison pour laquelle j’ai intitulé mon projet ainsi. Ce projet de calligraffiti proteste contre tous les types d’injustices, qu’elles soient politiques, économiques ou sociales. Je voulais également protester contre les violations de nos droits et nos difficultés d’ordre plus personnel. Les mille façons d’écrire La (non) ont été reproduites sur des pochoirs artistiques.
— Quelle est la spécificité de votre projet ?
— Il s’agit d’une série de graffitis axée sur les mille façons d’écrire « non » en arabe. J’ai donc cherché les différentes manière d’exprimer le « non », tant dans la calligraphie islamique qu’arabe depuis 1 200-1 300 ans. J’ai rassemblé et documenté tout ce que j’ai pu trouver dans un livre. Dans le Musée d’art islamique ou encore dans le Musée égyptien du textile, on trouve des genres particuliers de calligraphie arabe, bien qu’ils ne soient pas aussi connus que ceux d’Al-Koufi ou Al-Solos. Ce genre de calligraphie n’a même pas de nom.
— Le prix est aussi discerné en fonction du parcours et des réalisations professionnelles. Vous avez développé le cursus de design graphique à l’AUC. Pourriez-vous nous expliquer le rôle de ce programme ?
— C’est en 2011 que j’ai fondé ce programme à l’Université américaine au Caire, il renferme notamment des cours sur la culture visuelle dans le monde arabe. Plus de quatorze cours touchent ce sujet. La troisième promotion de ce cursus sera diplômée en 2017. Pour moi, il s’agit de résoudre les nombreux problèmes dont souffrent les sociétés arabes, notamment la société égyptienne. En effet, de nombreux Egyptiens ne savent ni lire ni écrire, et des designs, logos, dessins ou encore slogans sont des solutions visuelles permettant de leur transmettre un message. Les étudiants sont complètement libres de choisir le projet sur lequel ils veulent travailler. J’ai des étudiants qui ont traité du harcèlement sexuel, du cancer du sein, des droits de la femme dans la Constitution égyptienne, des problèmes de circulation routière, du droit à l’éducation ...
— Selon vous, comment peut-on se servir de l’art et de la culture pour changer le monde?
— J’ai toujours eu la conviction que l’art est un outil de changement qui peut inciter à agir en faveur de la justice, mais pour ce faire, il faut commencer par soi-même. Par exemple, seule, je ne peux pas m’adresser aux dirigeants du monde pour leur demander de ne pas faire la guerre en Syrie. Je peux, cependant, me servir de mes outils artistiques et intellectuels pour protester contre ce qui se passe. Il y aura certainement quelqu’un pour écouter et agir contre l’injustice. Je pense qu’il faut communiquer avec l’autre, quel qu’il soit, pour trouver des solutions. Pour ma part, j’utilise la culture visuelle, d’autres communiquent autrement, mais l’important est de dialoguer et de communiquer .
Quelques lignes sur Bahia Shehab
Née en 1977, Bahia est une artiste, designer et spécialiste de l’histoire de l’art. Ses créations sont présentées dans des expositions du monde entier, tant dans des galeries d’art que dans la rue. Artiste de calligraffiti dynamique et engagée, Shehab est à l’origine du projet No, A Thousand Times No, une série de graffitis axée sur les mille façons d’écrire « non » en arabe. Elle s’est notamment fait connaître pendant la révolution égyptienne de janvier 2011, lorsqu’elle a peint le mot « non » sur les murs du Caire en signe de protestation. En juin 2012, Shehab donne une conférence intitulée A Thousand Times No (mille fois non) dans le cadre des Conférences TED (Technology, Entertainment and Design) aux Etats-Unis. Elle reçoit des bourses de recherche en 2012 et en 2016. Shehab a publié le livre A Thousand Times No : The Visual History of Lam-Alif en 2010. Elle est sélectionnée par l’Unesco comme l’une des oratrices les plus accomplies.

Le graffiti du « Non » — les milles écritures du mot arabe « La ».
Le prix Unesco-Sharjah pour la culture arabe
Créé en 1998, à l’initiative des Emirats arabes unis, le Prix Unesco-Sharjah pour la culture arabe récompense chaque année deux lauréats. Il peut s’agir d’individus célèbres, de groupes de personnes ou encore d’institutions. Les candidats doivent avoir contribué de manière significative au développement, à la diffusion et à la promotion de la culture arabe dans le monde. Ils sont choisis par la directrice générale de l’Unesco sur recommandation d’un jury d’experts internationaux. Pour être sélectionnés, les candidats doivent avoir acquis une réputation internationale dans leur domaine et s’être distingués par des actions méritoires pendant plusieurs années. Ainsi, les lauréats contribuent à la promotion du dialogue culturel et à la revitalisation de la culture arabe.
A ce jour, 22 personnalités ont reçu ce prix accompagné d’un montant de 60 000 dollars, qui sont répartis en parts égales entre deux lauréats. Il s’agit de reconnaître leurs travaux et leur influence dans le monde arabe et au-delà. Ils sont chercheurs, artistes, philosophes, écrivains ou encore traducteurs, et utilisent tous la culture arabe comme source de leur créativité. Pour la 14e édition, c’est Bahia Shehab et El-Seed qui ont été lauréats.
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