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Marseille-Provence 2013: L’orientalisme inversé

Suzanne El Lackany, Mardi, 02 avril 2013

Décrétée capitale européenne de la culture, la cité phocéenne connaît des festivités jusqu’à la fin de l’année. Voyage au travers des heures de gloire de Marseille, dans le miroir des écrivains égyptiens.

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Le port de Marseille.

Porte de l’orient, comptoir colonial, Vieux-Port à l’accent pagnolesque d’une trilogie Marius-Fanny-César, le château d’If, geôle romanesque de Monte-Cristo, la Canebière, large avenue bourdonnante,

Cité radieuse du Corbusier ou des bastides. On l’a dit, redit, écrit et mythifié. Marseille est synonyme de tant de représentations de l’imaginaire

de chacun. Tout le monde sait que l’ouverture de la ville sur la Méditerranée en a fait le premier port de commerce et la deuxième ville de France. Qui a lu les classiques sait que Marseille garde l’empreinte du passage de Flaubert en route pour les pays du soleil avec Maxime du Camp, Stendhal d’aventure et par amour commis d’épicerie, Rifaa Al-Tahtawi, imam de la délégation de boursiers égyptiens, Joseph Conrad mousse sur un voilier, ou Kavvadias, poète radiotélégraphiste.

Creuset de races et de civilisations, cosmopolite, échanges et négoces y sont florissants dès ce temps de la présence des marchands de Phocée. Marseille est riche de 2600 ans d’histoire. La cité phocéenne a envahi les collines autour du Vieux-Port et se développe aujourd’hui du côté du port moderne. Massalia, vestige hellénistique et romain, métropole administrative et culturelle désormais, est bien sûr un centre industriel dont l’activité dynamique a dépassé les savonneries traditionnelles.

Contrastes, exubérance et arrière-pays provençal donnent une image de belle indépendante.

Capitale européenne de la culture dans le cadre de Marseille-Provence 2013, l’inauguration s’est faite en début d’année. Les 12 et 13 janvier, habitants et visiteurs ont eu droit à un week-end d’ouverture splendide et des festivités sur le mode d’une grande fête populaire avec découverte du patrimoine et spectacle à chaque coin de rue. Les réjouissances intellectuelles se poursuivront jusqu’en décembre 2013. Marseille accueillera 400 événements artistiques dans la région. De nombreux lieux nouveaux ou spécialement rénovés pour l’occasion s’ouvrent à 60 expositions. Le programme prévoit une histoire en 3 épisodes, où Marseille-Provence aux mille visages accueille le monde à ciel ouvert. Plateforme d’échanges et de créations. Rencontre d’artistes de toutes disciplines, européennes et méditerranéennes. Des contemporains égyptiens, jeunes ou moins jeunes, y sont invités. Une façon de renouer avec la tradition de multiculturalisme et de capitale du Mare Nostrum. Une preuve déployant tout un panorama de nourritures spirituelles.

Sa richesse culturelle rompt catégoriquement, définitivement, avec le cliché tenace de ville béotienne.

Il faut se rappeler. Oui, Marseille a eu ses heures de gloire dans la république des lettres et des livres. Escale et passage obligé de l’embarquement vers l’Orient, même pour les voyageurs venus d’Angleterre, Marseille était universellement inspiratrice d’écrivains. La littérature égyptienne a gardé des témoignages de cette ville si particulière, un peu exotique en Europe, dégageant entre rues et quais une odeur d’épices, agrumes, bananes, vanille et caramel des raffineries de sucre. Une pointe acide des stocks de cacao et de café se mêlait au goudron sur fond iodé. C’étaient les premières impressions de France, le premier air européen humé après des jours en mer, avant de continuer en diligence ou Express ou Rapide ou Train Bleu pour Paris, le principal but du voyage. Parfois, souvent même, on continuait en direction de Londres. Porte de l’Europe donc, le point de vue peut-être inversé, selon les voyageurs d’Orient. Avant les premières liaisons aériennes régulières entre l’Egypte et l’Occident, la ligne Marseille-Egypte suscita bien des rêveries confiées au papier.

L’inévitable Alexandrie-Marseille

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Le port d'Alexandrie avec le va-et-vient des bateaux, carrefour de la culture orientale.

Les archives se souviennent des navires anglais anonymes, mais aussi des Messageries Maritimes et le très célèbre Champollion. Les premiers paquebots propriété de la compagnie égyptienne de navigation (1934) étaient Al-Kawthar, Zamzam et Al-Nil. La littérature se souvient de L’Or de Paris : relation de voyage, 1826-1831 de Tahtawi. En pionnier des lettres des bords du Nil, il découvre une panoplie de cafés, où on peut lire les feuilles quotidiennes, spectacles et magasins grandioses vitrés de miroirs et peuplés de femmes. Rifaa Tahtawi constatait alors déjà qu’Alexandrie a un cachet pareil à celui de Marseille. La différence consiste dans la largeur excessive des rues de Marseille, permettant à plusieurs voitures d’emprunter à la fois la même voie. Alexandrie, écrivait-il, en est arrivée presque au même point grâce au zèle khédivial.

Louis Awad vogue loin d’Egypte un 14 octobre 1937 pour poursuivre des hautes études à Cambridge. Tout de suite, la comparaison Alexandrie-Marseille s’impose à son regard, d’après les Souvenirs d’un boursier. La ville du Phare en sort gagnante. Pour cet auteur anglophile, la vue du port français n’est pas si agréable. Il se rend néanmoins au Café Riche, rendez-vous des Egyptiens à Marseille. Il finit par admettre que c’est vrai que les Marseillais ressemblent aux Alexandrins par certains côtés comme le bluff, le goût des blagues, l’avarice et le chauvinisme. Par Marseille, on sent que la France est proche d’Alexandrie, que le lien culturel avec l’Egypte est possible : rien que l’étape d’une traversée.

Passion des méconnus

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Parmi les chroniqueurs chargés d’un reportage à l’Exposition universelle, Ahmad Zaki pacha écrit dans L’Univers à Paris (1900) qu’une demi-journée suffit pour un tour de Marseille. Mais il ne faut pas la quitter sans avoir mangé la bouillabaisse, spécialité qui vaut vraiment la peine. Pour le reste, tout ce qu’on peut y voir, on le sait déjà avant le voyage. Epargnez-vous les affres de la séparation, conseille Zaki pacha, ne vous fiez point aux descriptions des guides traduits en arabe. Ici, aucun dépaysement garanti.

Des écrivains consacrés aux textes mineurs méconnus, on note un témoignage d’amitié envers Marseille. Chacun y a ses souvenirs, chacun fut retenu par un aspect en particulier. Notre-Dame-de-la-Garde a capté un instant le regard d’un vénérable cheikh. Le sculpteur Moukhtar, narrateur à ses heures, trouve les immeubles et les fiacres impressionnants lors de son voyage de 1911, parrainé par le prince Youssef Kamal, dans le but de parachever à l’école des beaux-arts de la Ville-Lumière connaissances et savoir-faire. Marseille orientait parfois les destinées.

Quand le grand Ahmad Chawqi y arrive, le directeur de la mission égyptienne l’attend sur le quai et le reçoit avec les honneurs dus à un protégé du khédive. Il l’informe de la missive du khédive souhaitant que Chawqi passe deux années à Montpellier avant de passer deux autres à Paris. Et c’est ainsi, le prince des poètes s’inscrit à la faculté de droit de Montpellier.

Témoignages de voyageuses

Et les voyageuses dans tout cela ? Il existe une figure féminine majeure, partie en France en quête de savoir : Doria Shafik, auteur d’Expression française. Féministe, journaliste, poète (éditée par Seghers) et romancière, elle a pu mener à l’Université de Paris deux thèses à bon port (sur la philosophie esthétique en Egypte Ancienne, puis sur les droits de la femme en islam). En 1928, Doria Shafik a 19 ans et s’embarque pour Marseille. Sur le bateau, elle se trouve en compagnie d’autres Egyptiennes et d’un chaperon de nationalité anglaise. En jeune et brillante boursière qui vient d’obtenir son bachot, elle part étudier la philosophie à Paris. Le premier geste de Doria Shafik à Marseille (une ville radicale qui a proclamé la Commune, en a-t-elle pensé sur-le-champ) a été d’écrire une lettre exprimant sa gratitude à Hoda Chaaraoui pour sa précieuse médiation.

Quantitativement, l’entre-deux-guerres en Europe, les années folles ont vu un grand nombre de voyageurs égyptiens séjourner en France. Qualitativement, les textes les plus signifiants sur des détails du quotidien à Marseille ont été écrits à cette période. Des pages entières de Biram Al-Tounsi, chantre du dialectal, poète proscrit vivant la malédiction de l’exil depuis l’année 1919 à cause de ses pamphlets et attaques dans la presse contre le palais et l’occupant, parlent de Marseille. Un poète populaire qui a trop bien connu la vie française puisqu’il ne pourra retourner

en Egypte qu’en 1954 sous le régime républicain. Il aura survécu, à part l’écriture, par les petits métiers. On peut l’imaginer également docker à Marseille où il passa 5 ans de sa vie … Ses Souvenirs d’exil (1928) portent une expérience des gens modestes. Il admire le type de la femme marseillaise populaire. Il ose décrire l’univers interlope des apaches au milieu d’une police très sympathique. La Canebière divise la ville en beaux quartiers et zones malfamées.

Une ville de castes, en somme. Les Souvenirs de Paris (1931) de Zaki Moubarak, intellectuel rival de Taha Hussein bardé de doctorats obtenus en France, mettent en avant le fait que Marseille est une ville de l’ici et maintenant où le pragmatisme n’aime pas le passé. Les Marseillais sont relativement indolents et se contentent de peu. Mais eux seuls savent cuisiner la délicieuse bouillabaisse, méli-mélo de poissons qui vous transporte à la lune. Il exagère, influencé sans doute par les galéjades et l’histoire de la baleine qui a mordu à l’hameçon de la canne d’un pêcheur. Quant à Taha Hussein, vainqueur des ténèbres, le doyen qui considérait la France l’Athènes du XXe siècle et croyait en la vocation méditerranéenne de la culture égyptienne, il prend la sérieuse décision d’adopter le costume européen sur Ispahan qui va accoster à Marseille un jour d’automne 1914. Al-Ayyam, le livre des jours, premier volume : 1929, est aveu et confession. La passerelle touche le quai : Taha Hussein opte pour un nouveau départ. Moment-clé d’un tournant irréversible pour l’éducation, la culture et la science en Egypte.

Aujourd’hui, autre temps, autres moeurs. Marseille vit plutôt sous haute tension. Balayé, l’air rétro. Autant en emporte le mistral au-dessus du Prado. Mais l’esprit des lieux demeure certainement.

Pour plus de renseignements sur Marseille-Provence 2013 : www.mp2013.fr

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