Samedi, 05 octobre 2024
Al-Ahram Hebdo > Idées >

L'autre visage de l'émigration

Rasha Hanafy, Mardi, 06 décembre 2016

La 6e édition des rencontres littéraires « Ecrire la Méditerranée » a plaidé cette année pour une médiatisation positive et humaine de la question migratoire. Une dizaine d’intellectuels présents racontent leur propre expérience de l’émigration.

L

« Migrants et Méditerranée » était le thème de la sixième rencontre littéraire « Ecrire la Méditerranée », qui a eu lieu du 28 au 30 novembre, à Alexandrie. Cet évé­nement annuel est organisé par l’Ins­titut français d’Egypte, en collabora­tion avec le Centre méditerranéen de littérature en France, l’Université internationale francophone Senghor d’Alexandrie, la Bibliotheca Alexandrina, le Lycée français d’Alexandrie, le Centre culturel turc Yunus Emre et l’Association des jeunes francophones d’Alexandrie (GFA). L’édition 2016 a rendu hom­mage à l’ancien ambassadeur égyp­tien, Ali Maher, décédé il y a une dizaine de jours, et qui était à l’origine de l’événement. Des ateliers, des concerts et des tables rondes ont eu lieu à l’Institut français d’Alexandrie, sous la direction de Sébastien Lafragette, et à l’Université Senghor. Trois tables rondes ont été animées par une dizaine d’intellectuels : la première était intitulée « Faits, médiatisation et perception », la deu­xième « Désirs d’Afrique » et la troi­sième « Migrants et Méditerranée ». Cette dernière a été suivie par la pro­jection d’un documentaire réalisé par Nahla Al-Nemr sur les Syriens vivant à Alexandrie. Une dizaine de familles syriennes ayant participé au docu­mentaire étaient présentes.

Pour la quasi-totalité des écrivains et des intellectuels invités, la migra­tion ou l’exil est une expérience qu’ils ont eux-mêmes vécue. « Le thème de cette édition me touche per­sonnellement parce qu’il y a une quarantaine d’années, mes parents ont traversé eux aussi la Méditerranée d’Algérie vers la France. Aujourd’hui, je représente le gouvernement fran­çais en Egypte », a déclaré Mohamed Bouabdallah, conseiller culturel à l’ambassade et récemment nommé directeur de l’Institut français d’Egypte. Il pense que ce passage de fils d’immigré à représentant de la nation française à l’étranger est donc possible, et être ici aujourd’hui est pour lui un gage d’espoir pour toutes les personnes exilées. Le consul général de France à Alexandrie, Nabil Hajlaoui, s’est lui aussi exprimé sur l’importance de ce thème. Une pre­mière rencontre entre le public et des romanciers, des journalistes, des pho­tographes et des artistes, tel Mehdi Ben Cheikh, est venue rappeler l’as­pect humain de l’expérience migra­toire. « On parle toujours des réfu­giés ou des migrants comme s’ils étaient une seule et même entité et qu’ils avaient tous le même passé. On recueille avant tout le témoignage des pays d’accueil, mais on ne donne pas la parole aux migrants. Je pense que l’on devrait prendre le temps d’écouter davantage ces personnes. Nous nous questionnons constam­ment sur comment les intégrer dans nos sociétés sans que cela produise de changement. Mais nous ne nous sommes même pas demandé ce que l’on pourrait apprendre d’eux », explique Sima Diab, photoreporter syro-américaine. Diab rejette l’idée de personnes « illégales ». « Ce sont les systèmes que nous avons inventés qui définissent aujourd’hui certaines personnes comme étant illégales. Aucun être humain n’est naturelle­ment illégal. Nous avons tous le même droit de vivre quelque part avec dignité et respect », insiste-t-elle. La 6e édition de « Ecrire la Méditerranée » a été marquée par un certain optimisme de la part des invi­tés et des organisateurs, qui espèrent que « les prochaines années seront moins brûlantes », comme l’a indi­qué André Bonet, directeur du Centre méditerranéen de littérature.

14 personnalités ayant travaillé sur ce thème sont venues partager leurs réflexions avec le public. Parmi eux se trouvaient Teresa Cremisi (auteure française, ancienne directrice des édi­tions Flammarion), Bernard Thomasson (rédacteur en chef adjoint chez France Info), Khaled El-Khamissi (romancier et écrivain égyptien), Gaël Faye (musicien et auteur franco-rwandais, lauréat du prix Goncourt pour Le Choix de l’Orient), Hala Kodmani (auteure franco-syrienne, journaliste pour le quotidien Libération) et Nedim Gürsel (auteur turc).

La culture est métissage »

L

Nedim Gürsel est un écrivain turc vivant entre Paris et Istanbul. Il est l’auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles et essais, traduits pour la plupart en français et dans d’autres langues. A cause de la censure et des procès intentés contre lui, Gürsel a dû quitter son pays natal, la Turquie. Pour lui, l’émi­gration est une expérience qui se transmet de généra­tion en génération. Son père, et avant lui sa grand-mère natale, avaient été obligés eux aussi de s’exi­ler. « En 1971, après le coup d’Etat militaire en Turquie, j’ai été condamné à une peine de prison à cause d’un article publié dans un journal. J’ai donc décidé de partir pour Paris ». Aujourd’hui, Gürsel s’adresse aux enfants des migrants à travers une lettre lue lors d’une des tables rondes. « Ici à Alexandrie, nous sommes au bord de la Méditerranée, devenue hélas un cimetière pour enfants noyés. Alors que ces enfants ne deman­daient qu’une chose : vivre ». Et d’ajouter : « L’homme n’est pas comme l’arbre. S’il a des racines, il a aussi des pieds. Il peut partir où il veut. L’exil est un déracinement, mais il peut être vécu comme une expérience enrichissante, voire comme un épanouissement. C’est sur cet aspect qu’on doit désormais mettre l’accent », écrit-il dans sa lettre. Il pense qu'au moment où une vague de radicalisme, de nationalisme et de racisme commence à toucher une grande partie du monde, il est temps de revoir les idéaux et les objectifs communs. « Plus une culture sera ouverte vis-à-vis des autres cultures, plus elle sera vivante. Car la culture est avant tout métissage

« Il faut être positif »

L

Ecrivaine et journaliste franco-syrienne, Hala Kodmani vit et tra­vaille en France. Egalement tra­ductrice et consultante en commu­nication, elle fut attachée de presse auprès de Boutros-Ghali, homme d’Etat et diplomate égyptien, à l’Organisation internationale de la francophonie. Elle est responsable de la rubrique Syrie au sein du journal Libération. Et pour elle, il faut éclairer des aspects que les gens ne connaissent pas, en traitant la question des migrants ou des réfugiés autrement. « Je pense qu’on doit raconter l’histoire de ces personnes. Loin des théories, des questions politiques et des points de vue, c’est à travers des témoignages et des expériences que l’on pourra sensibiliser les lecteurs à la question migratoire », indique Kodmani.

Lauréate du prix de l’Association de la Presse Diplomatique Française (l’APDF) pour sa cou­verture de la situation en Syrie, et auteur edu livre intitulé La Révolution syrienne, Kodmani pense que la politique de rejet des migrants a commencé il y a trois ou quatre ans. « Je pense qu’il faut parler des choses positives. Il y a encore des minorités européennes actives, solidaires et ouvertes prêtes à accueillir ces réfugiés. Si nous voulons convaincre nos détracteurs, il faut soutenir les aspects positifs et humaniser le problème ».

« Un regard plus compréhensif »

L

Journaliste et écrivain fran­çais, Bernard Thomasson, rédacteur en chef adjoint à la radio France Info, pense que la question de l’émigration est l’un des enjeux importants de ce siècle, et que la façon dont nous la traitons va marquer l’Histoire. « L’écrivain et le journaliste traitent différem­ment la question de l’émigra­tion. Le premier, jouant avec la fiction, se détache des faits réels, prend de la distance et pose un regard personnel sur les événements. Le journaliste raconte ce qu’il voit avec le plus d’objectivité possible, apportant une information précise et constamment réac­tualisée. Mais pour éviter de sur-médiatiser les faits et de répéter sans cesse le même type d’information, il faut être pédagogue, recontextualiser les faits et préciser les événe­ments pour qu’ils se distin­guent les uns des autres », explique Thomasson. Selon lui, il faut porter un regard plus humain sur cette question de l’émigration. Il faut retrou­ver l’empathie naturelle de l’homme pour ne pas oublier que tous ces migrants sont avant tout des personnes en grande souffrance, qui n’ont désormais ni foyer, ni travail, ni patrie. « Il faut porter un regard plus compréhensif sur ces gens et être le plus humain possible ».

« Ces enfants sont capables de s'adapter »

L

La Triomphante est le titre du premier roman de Teresa Cremisi, éditrice et ancienne PDG de Flammarion, où elle raconte sa vie partagée entre Alexandrie, Milan et Paris. « Traverser la Méditerranée, c’est une chose que j’ai faite alors que je n’étais encore qu’une enfant. A cette époque, je l’ai vécu comme une aventure, mais j’ai également vécu les ravages que pro­voque l’arrachement à une terre, à une langue, à une culture et à un climat auquel on est habitué », raconte Cremisi, née à Alexandrie, de parents et de grands-parents alexandrins, qui ont quitté la ville pour l’Ita­lie dans les années 1950. La Triomphante, du nom du bateau qui avait conduit Teresa et sa famille vers l’Italie, a reçu le prix Méditerranée en 2016. « A l’âge de 40 ans, j’ai quitté l’Italie pour aller vivre en France. Une idée un peu extra­vagante, mais l’exil était cette fois un exil volontaire dédié à mon travail », explique Cremisi, qui insiste sur l’importance de l’adap­tation. « Les enfants et les jeunes sont beaucoup plus adaptables que les personnes d’un certain âge. Pour les plus jeunes, le nouveau monde est plein d’opportunités qu’ils sauront saisir », conclut Cremisi.

Il y a une seule culture humaine »

L

Dans son roman intitulé L’Arche de Noé, Khaled El-Khamissi pré­sente à ses lecteurs douze person­nages, hommes et femmes, dont les destins se sont croisés avant ou après avoir émigré ou tenté de le faire. A travers leurs histoires, on découvre une société minée par la corruption, la répression politique et les discriminations confession­nelles ou ethniques. « En 2004, j’ai senti que le mouvement migratoire en Egypte allait gran­dir de plus en plus. J’ai visité 25 villages, 20 au Delta et 5 en Haute-Egypte, et j’ai réalisé une cinquantaine d’interviews. Lorsque j’ai terminé mon travail de terrain, je n’ai pas réussi à commencer à écrire. Presque 3 ans plus tard, alors que je com­mençais à oublier les détails et les mots des interviews, une sensa­tion, un sentiment et une compré­hension de la situation sont deve­nus soudain limpides. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire L’Arche de Noé », a expli­qué El-Khamissi. Lors de la table ronde tenue sur l’Afrique, il déclare : « Pour moi, il n’y a pas de cultures, mais une seule et même culture, la culture humaine aussi diverse et mouvante soit-elle. Si nous voulons que le conti­nent africain se développe, il faut que tout le monde ait un accès libre et direct à la culture ».

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique