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Maram Al-Masri : Je crois que les poètes ont la responsabilité de dénoncer la laideur du monde

Inès Eissa, Mardi, 20 septembre 2016

Maram Al-Masri, poète syrienne exilée en France de renommée internationale, a recours aux vers pour rapprocher les Syriens. Depuis le début de la guerre, elle ne cesse de plaider contre la souffrance de son peuple. Entretien.

Maram Al-Masri

Al-Ahram Hebdo : En tant que poète vivant à l’étranger, comment avez-vous vécu les débuts de la guerre en Syrie ?

Maram Al-Masri : Je vis en France depuis 34 ans. Pendant plus de 13 ans, je n’ai pas pu me rendre en Syrie. Suite à un événement tragique pour moi personnellement mais aussi pour la nation, à savoir le massacre de Hama, j’ai coupé tout lien avec une patrie qui traite les citoyens comme des animaux, et ce, pendant 13 ans. Ensuite, je retournais une fois tous les deux ans, pour voir ma famille, mon fils pendant une semaine, pour me ressourcer avec leur amour. Je voyais l’état des hôpitaux, la saleté des rues. C’est un gouvernement qui ne res­pecte pas les droits des citoyens et ne respecte pas son peuple. Je rentrais toujours le coeur brisé. Quand les manifestations pacifiques ont com­mencé, j’étais fière et heureuse : enfin ils se sont réveillés ! Oui, les Syriens ont cassé la peur. Jamais je n’ai pensé qu’ils allaient être punis et tués et que le pays allait entrer dans une guerre sans merci contre des civils. Sous prétexte de la guerre contre le terro­risme, plus de 400 000 Syriens ont été tués depuis que la guerre a éclaté dans ce pays il y a 5 ans et 70 000 autres sont morts en raison du manque d’eau potable, de nourriture ou de médica­ments. La santé publique, les infras­tructures et les institutions ont été presque totalement anéanties par l’impact catastrophique d’une guerre qui dure depuis plus de cinq ans. Qui aurait imaginé que de simples mani­festations pacifiques engendreraient de telles atrocités ? Personnellement, je ne l’aurais pas cru, car j’avais foi en les lois internationales pour protéger les civils et assurer leur sécurité.

— Vous considérez-vous comme une poète ou comme une acti­viste ? Comment avez-vous mis la poésie au service de la cause syrienne ?

— Je suis une poète qui croit que la poésie a un rôle important dans tous les domaines de la vie, y com­pris la politique ... Je crois que les poètes ont la responsabilité de dénoncer la laideur du monde et d’être proches de ceux qui n’ont pas de voix. Oui, je crois que le pouvoir de la poésie est important dans l’his­toire de l’humanité. La poésie peut changer l’ordre des choses. Quand j’étais petite, ma mère me racontait des histoires. L’une d’entre elles me marque particulièrement, celle du monstre qui était né pour détruire et tuer. Il parcourt le monde en détrui­sant tout sur son chemin : les églises, les maisons, les mosquées, les hôpi­taux, les écoles, les jardins. Il ne peut ni reculer ni se retourner car il mour­rait s’il fait demi-tour. Une fois, une femme le supplie de ne pas détruire sa maison ni tuer ses enfants avec des paroles si poétiques qu’elles tou­chent son coeur au point qu’il verse des larmes. Alors, il se retourne en sachant qu’il va mourir. C’est pour cela que j’écris la poésie. J’écris des poèmes sur la Syrie qui montrent la souffrance et la réalité de cette affreuse guerre contre les civils, les enfants, les hôpitaux, etc. J’espère qu’ils toucheront les coeurs et feront changer d’avis ceux qui doutent de la légitimité de la révolution.

— A votre avis, la Syrie est-elle partagée et fragmentée après la guerre ? Une réconciliation est-elle possible à la fin de la guerre ?

— J’espère que la Syrie sera capable de renaître de ses cendres. J’aime les Syriens avec leurs diffé­rences. J’espère que notre Syrie sera meilleure que ce qu’elle était, car la révolution a été déclenchée pour que la Syrie ait une vraie démocratie, une vraie laïcité, de vraies lois sans cor­ruption, une égalité des droits ... Oui j’espère que la guerre va finir vite et que les Syriens trouveront la force de laver leurs blessures et de vivre main dans la main. Mais s’il n’y a pas d’autres moyens pour arrêter cette guerre que la division du pays. Alors, je suivrai toujours ce que le peuple décidera ... Même si je sais que les décisions ne sont pas dans les mains des Syriens ! C’est une hor­rible conclusion.

— Les intellectuels syriens, à votre avis, ont-ils été à la hauteur de la crise dans leur pays ?

— C’est sûr, il y a des intellectuels qui ne l’ont pas été, ils ont préféré soutenir le dictateur en donnant des raisons grotesques du genre : « Je préfère ce régime aux islamistes ». Les intellectuels doivent être tou­jours près du peuple. Cette révolu­tion, qui a commencé par des mani­festations pacifiques pendant huit mois, comment douter de sa noblesse ? Comment ne pas être proche des 500 000 victimes qui ont péri à cause des bombardements ? Des 11 millions d’exilés ? L’histoire n’a jamais vu une telle injustice. On n’a jamais vu un président qui bom­barde son pays. D’autres intellec­tuels ont utilisé leur talent pour dénoncer cette catastrophe humani­taire comme moi, et l’Histoire n’ou­bliera jamais ceux qui ont été nobles, justes et courageux.

— Vous avez soutenu la révolu­tion en Syrie depuis ses débuts. Avez-vous hésité après avoir vu les atrocités commises des deux côtés ?

— J’ai soutenu la révolution syrienne depuis ses débuts. Et je sou­tiendrai la révolution tant que je vivrai. Au début, la révolution n’était pas armée. Le dictateur a fait tirer sur les manifestations pacifiques. Aujourd’hui, nous savons qu’il y a beaucoup d’armées qui combattent en Syrie (l’Iran, le Hezbollah, la Russie, Daech). Des atrocités sont commises de tous côtés. J’en pleure et la douleur est dans ma chair. Je pleure tous les enfants tués comme si j’étais leur mère, je sais que ce qu’ils vivent est beaucoup plus pénible que ce que je ressens. Leur douleur est insoutenable. Parfois, je rêve que les enfants de Daraa, qui ont écrit sur un mur une phrase qui a causé leur tor­ture, ne seront pas tués et que le régime a accepté de donner des droits et un peu de liberté en réponse aux manifestations. Et qu’il a puni ceux qui ont torturé des enfants. Je rêve que tous les morts revivent et que les immigrés récupèrent leurs maisons. Que tous les prisonniers politiques soient libérés. Oui, je rêve que le cancer de l’Etat islamique soit anéan­ti, sachant bien que c’est le régime qui a libéré les premiers djihadistes. Mon coeur est avec ceux qui ont tout perdu, et je reste leur voix.

— Comment voyez-vous l’issue de la guerre qui ravage le pays depuis 6 ans ?

— Après tant de sacrifices faits par le peuple syrien, après toutes les souffrances et les injustices qu’il a subies (armes interdites, armes chimiques, gaz, etc.), je crois que ce pays a le droit de se libérer de tous ceux qui l’ont détruit. Pour l’instant, je pense qu’il est urgent de cesser les bombardements et de lever le siège imposé aux villes meurtries. Il faut assurer une vie sauve aux survivants, enlever la pseudo-légitimité du régime actuel et former un gouver­nement transitoire. Il faut trouver les moyens d’arrêter les ventes d’armes à Daech et de combattre ce monstre avec d’autres moyens ... L’Histoire a montré que la vie est plus forte que la mort et que le bien finit toujours par triompher ... .

La poète en quelques lignes

Maram Al-Masri est une poète syrienne née en 1962 à Lattaquié. Elle passe les vingt premières années de sa vie à Lattaquié puis s’exile en France en 1982 et s’installe à Paris où elle vit actuellement. Aujourd’hui, elle se consacre exclusivement à l’écriture, à la poésie et à la traduction. Maram écrit en arabe et en français et traduit ses propres oeuvres. Ses poésies ont été traduites dans de nombreuses langues (allemand, anglais, catalan, corse, espagnol, iranien, italien, macédonien, maltais, serbe, suédois, turc, etc.). En 2003, elle publie le recueil Cerise rouge sur un carrelage blanc, dans lequel elle décrit la souffrance et le cri d’une femme qui attend tout de l’être aimé. En 2007, elle publie Je te regarde, qui comporte cent poèmes et parle de sentiments, d’amour, de séduction, de désir et d’éloignement. En 2009, le livre intitulé Les Ames aux pieds nus est publié, écrit en langue française. Dans ce livre, Maram va à la rencontre de femmes victimes de violence. Une violence qui peut avoir plusieurs visages : coups, emprise, soumission ... En 2012, elle écrit La Robe froissée, recueil de poésies écrites en langue française puis traduites en langue arabe par elle-même. Lorsque la révolution syrienne éclate, Maram Al-Masri est dans la joie de voir le peuple se soulever contre la dictature du pouvoir en place, avec un regret, celui de ne pas y participer à cause de l’exil. En 2013, ce sera la rédaction du livre Elle va nue la liberté, sorti en édition bilingue arabe et français. En septembre 2015, elle publie un très court recueil, Le Temps de l’amour, dans lequel Maram Al-Masri retourne à la poésie amoureuse. Toujours en septembre 2015, elle publie Le Rapt en version bilingue français et arabe. Ce recueil raconte un événement autobiographique de sa vie. Ses oeuvres ont été récompen­sées par neuf prix internationaux dont le prix NordSud de Littérature de la Fondation Pescarabruzzo et le prix Calopezzati de la Littérature méditerranéenne.

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