La condamnation de Naji est un signal d’alarme », « Vous ne nous faites pas peur », « Non au jugement de la fiction », « De quelle pudeur publique parlent-ils ? », « Nous refusons les mesures oppressives », « La situation est catastrophique ». Tels étaient les grands titres des revues littéraires et autres communiqués publiés par les organisations culturelles et les ONG de défense des droits de l’homme, suite à la condamnation, samedi 20 février, du romancier Ahmad Naji, à deux ans de prison pour « atteinte à la pudeur publique ». Outre les journaux, des intellectuels et des journalistes ont déposé des demandes de sursis du verdict au bureau du procureur général. Des éditeurs tels Mohamad Hachem, directeur de la maison d’édition Merit, lancent une campagne pour dénoncer le musellement de la liberté d’expression et pour libérer Naji. Le syndicat des Journalistes a, pour sa part, organisé une conférence défendant la liberté de créativité, à laquelle a assisté le ministre de la Culture, Helmi Al-Namnam. « C’est une honte ! Après deux révolutions pour la liberté, la bureaucratie de l’Etat et la stupidité de certaines personnes nous font retourner à l’époque contre laquelle on s’est révolté. L’ironie de cette affaire c’est que presque un million de personnes a pu lire ce que le Parquet général qualifie de débauche ! », dénonce Abdou Gobeir, écrivain et critique littéraire, qui a participé à un colloque sur la liberté d’expression, organisé à Fayoum, au sud-ouest du Caire.
L’affaire du romancier Ahmad Naji remonte au début de 2015, quand la revue Akhbar Al-Adab a publié un chapitre de son roman intitulé Istekhdam Al-Haya (l’usage de la vie), publié en 2014. Les scènes d’amour explicites et les expressions sexuelles auraient causé chez un lecteur une chute de tension accompagnée de palpitations, ce qui l’a incité à porter plainte contre l’écrivain. Acquitté en première instance, Naji a été rejugé en appel.
« C’est de l’absurdité complète ! C’est un mépris de la liberté d’expression et de la vie des individus. Comment peut-on juger des personnages imaginés ? Le journal est en vente libre et personne n’est obligé de le lire. Celui qui veut le lire, qu’il le lise », explique Mohamad Hachem, directeur de la maison d’édition Merit. Selon lui, environ 20 % des personnes du comité des cinquante qui ont rédigé la Constitution ont signé des pétitions pour la libération immédiate du romancier Ahmad Naji. Sans oublier que trois anciens ministres de la Culture ont signé également le communiqué des ONG et des institutions culturelles, dont Chaker Abdel-Hamid, Emad Abou-Ghazi et Gaber Asfour.
Recours judiciaires possibles
Des conférences pour faire face à l'attaque contre la liberté de pensée.
Hachem et les intellectuels ont bien l’intention de se lancer dans la bataille judiciaire afin de sauver la liberté d’expression. La Cour de cassation est la troisième étape de ce processus judiciaire, qui a débuté en 2015. La Cour pourrait accepter ou non le dossier. Si elle accepte, elle pourrait peut-être libérer Ahmad Naji, jusqu’à ce qu’une sentence soit rendue. «
La Cassation est la seule voie pour les juristes de la défense. Le procureur général est le seul à avoir le pouvoir d’accepter les demandes de sursis, mais il ne l’a pas fait. L’affaire est épineuse. Je pense que les juges et les procureurs qui travaillent au sein du Parquet général devraient être mieux formés pour traiter ce genre de dossier », déplore le juge Fouad Rached, président de la Cour d’appel de Mansoura, dans le Delta. De nombreux intellectuels dénoncent les contradictions qui existent entre les lois en vigueur et les articles de la Constitution de 2014, qui protègent la vie privée et la liberté d’expression. Il s’agit, entre autres, des articles 65, 66 et 67. «
L’article 67 stipule que l’Etat garantit la liberté de créativité artistique et littéraire, s’engage à promouvoir les arts et les lettres, à protéger les créateurs ainsi que leurs ouvrages. Selon le même article, les peines de prison ne sont pas applicables dans les délits de publication, qu’il s’agisse d’ouvrages artistiques, littéraires ou intellectuels », indique Gaber Asfour, ancien ministre de la Culture, dans un article publié à l’issue de l’emprisonnement de Naji. Selon Asfour, les ennemis de la créativité sont le despotisme politique et le fanatisme religieux.
Il faut noter que jusqu’à aujourd’hui, les lois en vigueur n’ont pas été encore amendées pour être conformes à la nouvelle Constitution. Un comité a été chargé de ce travail, mais il n’a pas encore achevé sa mission. D’ailleurs, des intellectuels, des défenseurs des droits de l’homme et de la liberté d’expression exigent l’abrogation complète des lois contraires à la Constitution. « Le système de la hisba (préservation de l’ordre public islamique) existe dans les lois égyptiennes jusqu’à aujourd’hui. Il faut l’abroger et non l’amender. C’est à cause de ce système que Nasr Hamed Abou-Zeid a été jugé apostat », explique Nabil Abdel-Fattah, écrivain et chercheur dans le domaine des sciences humaines. Et d’ajouter : « Les intellectuels doivent adopter une position ferme à l’égard du conservatisme qui ravage la société égyptienne. Des ouvrages de grands cheikhs, tels Al-Assiouti et Al-Nafzawi, ont profondément et franchement traité les questions sexuelles, en mentionnant des termes explicites ». Cette affaire semble ne pas avoir fini de faire couler de l’encre. Les intellectuels semblent décidés à ne pas baisser les bras et à lutter jusqu’au bout.
La campagne de solidarité en quelques lignes
— Un communiqué a été émis par l’Organisation de la liberté de pensée et d’expression (Afte) en solidarité avec la liberté d’expression.
— Dès la condamnation de Naji à 2 ans de prison, Mohamad Hachem a annoncé l’état d’urgence dans les locaux de sa maison d’édition Merit, organisant des pétitions, des réunions d’intellectuels et une campagne contre la persécution des écrivains.
— Une conférence au syndicat des Journalistes en solidarité avec Naji a été organisée par des intellectuels et des représentants de plusieurs organismes, ONG et syndicats.
— De nombreux collègues de Naji à la revue Akhbar Al-Adab ont présenté des demandes de sursis auprès du procureur général demandant sa libération.
— La revue culturelle hebdomadaire Al-Qahira qui dépend du ministère de la Culture a rejoint la campagne, avec en couverture une page vierge et sa Une en noir « #Non_au jugement_de la fiction ».
— Sur la toile, les sites d’opposition comme Mada Masr, Qol et +18 se sont alliés pour unifier leur campagne médiatique et demander la libération de Naji.
— L’écrivain Ahmad Nada a lancé une page Facebook intitulée « Ehna Asfine ya Hayaä » (pardon pudeur). Au-delà du titre moqueur de la page, l’idée est de rassembler tous les textes du patrimoine classique parlant de scènes d’amour ou de débauches explicites qui n’ont jamais été condamnés, comme cet extrait d’Akhbar Abou-Nawwas d’Abou-Hafan Abou-Harb, dans lequel il rapporte sa passion pour les relations homosexuelles, ou un dessin mural à Turin qui remonte à l’Egypte Ancienne, et qui présente des scènes sexuelles
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