En sociologue avertie, Fatima Mernissi, décédée le 4 décembre dernier à l’âge de 75 ans, avait entrepris une vraie excavation des textes dits du prophète, théories et contre-théories. Frappée de l’anathème, elle ne connut pas dans le monde arabe l’élan qui aurait dû être le sien. Mais en cela elle ne diffère pas de ses collègues hommes qui se sont attelés à des projets semblables.
Si elle est souvent taxée de féministe, c’est plutôt le mot penseuse qui est plus adéquat à la définir. Car si elle s’est attaquée à la question de la femme c’est que sa thèse repose sur le fait que la femme, dans le monde arabo-musulman, est la clé de la compréhension de la société.
« On peut résumer la bataille qui se déroule de nos jours dans le monde musulman autour de la démocratie et des droits de la personne, comme une bataille pour la création d’un espace public, chose totalement étrangère à la culture politique musulmane. Dans ce modèle, l’homme est aussi politiquement voilé, car l’espace public est rejeté comme étranger à la nature du système », écrit-elle dans Rêves de femmes, une enfance au harem, paru en 1997.
Sa pensée repose sur le décryptage des cloisons : du harem, non seulement en tant que cloison spatiale, mais aussi notamment comme un ordre de pensée culturel, idéologique et politique. C’est le harem mental. Dans Le Harem politique, Le prophète et les femmes, paru en 1987 et interdit à l’époque au Maroc et dans plusieurs pays arabes, Mernissi donne le ton de sa recherche. Elle part d’un hadith qu’aurait dit le prophète : « Ne connaîtra la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme » pour se lancer dans une réelle enquête d’investigation dans l’héritage des textes sacrés, à commencer par la vie du prophète en passant par ses hadiths et les méthodes de transmission de ces derniers.
Elle axe notamment son travail sur Al-Bokhari (IXe siècle), la référence en matière de hadiths, qui a réuni 600 000 hadiths. « Une fois sa méthode de vérification élaborée, Bokhari ne retint comme authentiques que 7 275 hadiths, si on élimine les redites qui sont au nombre de 4 000. La grande leçon qu’on peut tirer de l’expérience de Bokhari, aux prises avec le temps qui fuit et la mémoire qui flanche, c’est qu’il faut lui rendre hommage en continuant à douter. Si, du temps de Bokhari, c’est-à-dire moins de deux cent ans après la mort du prophète, il y avait déjà 596 725 faux hadiths en circulation, on peut imaginer ce qu’il en est de nos jours », déduit-elle à juste titre.
Le hadith cité plus haut concernant la femme est considéré comme authentique. Or, selon Al-Mernissi, son transmetteur Abu Bakra ne s’en est rappelé qu’un quart de siècle après la mort du prophète à l’occasion de la bataille du chameau où la veuve du prophète Aïcha a été vaincue par les Ali Ibn Abi Taleb. En appliquant les mêmes méthodes d’authentification des hadiths employées par Al-Bokhari et d’autres comme Anas Ibn Malek, et qui reposent notamment sur la réputation morale de celui qui les transmet, elle en arrive à dénier la véracité de ce hadith lorsqu’elle découvre dans son travail de recherche que Abu Bakra, son transmetteur, selon l’une de ses biographies, avait été condamné à la flagellation durant le règne du calife Omar pour faux témoignage dans une affaire d’adultère.
Mais Mernissi ne s’arrête pas là, elle démonte aussi la filiation de plusieurs hadiths en rapport avec les femmes et creuse dans les luttes politiques qui ont traversé les premiers temps de l’islam. Mernissi prend ici toute sa carrure internationale d’intellectuelle. Quelques années auparavant elle avait publié Sexe idéologie islam 1983, dont le titre est à lui seul subversif. Fatima Mernissi s’attaque là à une question hautement taboue et l’oeuvre tombe sous le coup de la censure à l’époque. Elle y avance que ce n’est pas tant la sexualité qui est considérée comme dangereuse dans les sociétés musulmanes que la femme elle-même. Cette dernière est en même temps source de plaisir et source du mal, de la fitna, du désordre social. D’où la nécessité de la brider. Sa séduction fatale doit être cachée. L’homme, lui, est dans la fatalité de cette séduction, et donc en danger constant.
Compréhension de l’autre
Au fil de ses livres elle démonte les tabous et les préjugés qui règnent dans les sociétés arabes et sur la rive nord de la Méditerranée. En humaniste, elle prêche la compréhension de l’autre en cassant les préjugés et opère un vrai décodage de la société arabo-musulmane en procédant à un démantèlement des textes sacrés et de la jurisprudence qui sont une émanation religieuse mais également, et surtout, un produit des luttes de pouvoir pendant les premiers siècles de l’islam. La femme y est un outil de guerre comme un autre.
Quand Benazir Butho est élue premier ministre du Pakistan en 1988, son adversaire Nawaz Cherif répond en invoquant le fameux hadith du prophète : « Ne connaîtra la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme ». Fatima Mernissi récidive en publiant deux ans plus tard Sultanes oubliées, pour rappeler au monde musulman et occidental que l’histoire de l’islam a connu, malgré ce hadith, des femmes chefs d’Etat. Elle s’adonne alors à une autre recherche pour sortir de l’ombre Shagar Al-Dor, la femme du roi Al-Saleh, le dernier des souverains ayyoubides. Cette femme est parvenue au pouvoir dans la tourmente des luttes intestines des Mamelouks. Le prêche du vendredi se faisait en son nom en ces termes : « Que Dieu protège la reine des musulmans, l’offrande de la vie et de la religion ».
Mernissi rappelle qu’il est difficile pour les musulmans d’aujourd’hui d’accepter que la prière du vendredi se fasse au nom d’une femme. Dans ce livre, l’auteure fait état de sultanes et reines souvent indiennes, turques ou mongoles, mais aussi arabes, comme Arwa bint Ahmad Al-Soleihiya, qui a gouverné seule pendant 50 ans le Yémen.
Mernissi avait une vision mondialiste dans sa démarche de construire des ponts de compréhension entre les deux rives de la Méditerranée. Elle usait du même scalpel pour les deux rives : « Puisque les femmes occidentales peuvent faire concurrence aux hommes pour le salaire, il faut créer un harem mental, un lieu privilégié où seul l’homme dispose d’une grande marge de manoeuvre : celui de l’aspect physique. Un homme peut développer sans problèmes un petit ventre rabelaisien, s’alourdir ici et là (...). Ses rondeurs sont signes de son pouvoir. De plus il peut vieillir sans complexes : des tempes argentées sont le summum de la séduction. Une femme qui fait la bêtise de ne pas teindre ses tempes blanches, s’épanouit en rondeurs, et se développe physiquement avec l’âge est la monstruosité même. Une laideur intouchable ... », écrit-elle dans son essai : « Etes-vous vaccinés contre le harem ? », en 1997.
Après la première guerre du Golfe, Mernissi avait déjà tâté le pouls de l’époque qui s’annonçait. Elle publie en 1992 Islam et démocratie et déclare : « En enfonçant les couteaux dans les plaies les plus vives (dépendance, absence de démocratie, impuissance, anéantissement des remparts-frontières de la Maison Islam), la guerre du Golfe a brisé quelque chose au fond de nous-mêmes. Quoi ? J’y ai bien réfléchi, je crois qu’elle a brisé les multiples cercles de peurs dont nous nous étions si frileusement entourés ». Elle ajoutait : « Cette envie d’aller ailleurs est excessivement forte dans notre coin du monde et les étrangers ne le soupçonnent sans doute pas ».
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