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Guerrière contre les harems

Najet Belhatem, Lundi, 07 décembre 2015

Elle a commencé sa carrière sous le joug de la censure. La penseuse Fatima Mernissi avait osé ouvrir la boîte de Pandore, ce sacro-saint des sacro-saints que même les hommes osent rarement bouleverser : l’héritage de la jurisprudence musulmane.Elle est décédée la semaine dernière.

Guerrière contre les harems

En sociologue avertie, Fatima Mernissi, décédée le 4 décembre dernier à l’âge de 75 ans, avait entrepris une vraie excavation des textes dits du prophète, théories et contre-théories. Frappée de l’ana­thème, elle ne connut pas dans le monde arabe l’élan qui aurait dû être le sien. Mais en cela elle ne diffère pas de ses collègues hommes qui se sont attelés à des projets semblables.

Si elle est souvent taxée de fémi­niste, c’est plutôt le mot penseuse qui est plus adéquat à la définir. Car si elle s’est attaquée à la ques­tion de la femme c’est que sa thèse repose sur le fait que la femme, dans le monde arabo-musulman, est la clé de la compréhension de la société.

« On peut résumer la bataille qui se déroule de nos jours dans le monde musulman autour de la démocratie et des droits de la per­sonne, comme une bataille pour la création d’un espace public, chose totalement étran­gère à la culture politique musul­mane. Dans ce modèle, l’homme est aussi politiquement voilé, car l’espace public est rejeté comme étranger à la nature du système », écrit-elle dans Rêves de femmes, une enfance au harem, paru en 1997.

Guerrière contre les harems

Sa pensée repose sur le décryp­tage des cloisons : du harem, non seulement en tant que cloison spa­tiale, mais aussi notamment comme un ordre de pensée culturel, idéolo­gique et politique. C’est le harem mental. Dans Le Harem politique, Le prophète et les femmes, paru en 1987 et interdit à l’époque au Maroc et dans plusieurs pays arabes, Mernissi donne le ton de sa recherche. Elle part d’un hadith qu’aurait dit le prophète : « Ne connaîtra la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme » pour se lancer dans une réelle enquête d’investigation dans l’héritage des textes sacrés, à com­mencer par la vie du prophète en passant par ses hadiths et les méthodes de transmission de ces derniers.

Elle axe notamment son travail sur Al-Bokhari (IXe siècle), la référence en matière de hadiths, qui a réuni 600 000 hadiths. « Une fois sa méthode de vérification éla­borée, Bokhari ne retint comme authentiques que 7 275 hadiths, si on élimine les redites qui sont au nombre de 4 000. La grande leçon qu’on peut tirer de l’expérience de Bokhari, aux prises avec le temps qui fuit et la mémoire qui flanche, c’est qu’il faut lui rendre hommage en continuant à douter. Si, du temps de Bokhari, c’est-à-dire moins de deux cent ans après la mort du prophète, il y avait déjà 596 725 faux hadiths en circulation, on peut imaginer ce qu’il en est de nos jours », déduit-elle à juste titre.

Le hadith cité plus haut concer­nant la femme est considéré comme authentique. Or, selon Al-Mernissi, son transmetteur Abu Bakra ne s’en est rappelé qu’un quart de siècle après la mort du prophète à l’occasion de la bataille du cha­meau où la veuve du prophète Aïcha a été vaincue par les Ali Ibn Abi Taleb. En appliquant les mêmes méthodes d’authentifica­tion des hadiths employées par Al-Bokhari et d’autres comme Anas Ibn Malek, et qui reposent notamment sur la réputation morale de celui qui les transmet, elle en arrive à dénier la véracité de ce hadith lorsqu’elle découvre dans son travail de recherche que Abu Bakra, son transmetteur, selon l’une de ses biographies, avait été condamné à la flagellation durant le règne du calife Omar pour faux témoignage dans une affaire d’adultère.

Mais Mernissi ne s’arrête pas là, elle démonte aussi la filiation de plusieurs hadiths en rapport avec les femmes et creuse dans les luttes politiques qui ont traversé les pre­miers temps de l’islam. Mernissi prend ici toute sa carrure interna­tionale d’intellectuelle. Quelques années auparavant elle avait publié Sexe idéologie islam 1983, dont le titre est à lui seul subversif. Fatima Mernissi s’attaque là à une ques­tion hautement taboue et l’oeuvre tombe sous le coup de la censure à l’époque. Elle y avance que ce n’est pas tant la sexualité qui est considérée comme dangereuse dans les sociétés musulmanes que la femme elle-même. Cette der­nière est en même temps source de plaisir et source du mal, de la fitna, du désordre social. D’où la néces­sité de la brider. Sa séduction fatale doit être cachée. L’homme, lui, est dans la fatalité de cette séduction, et donc en danger constant.

Compréhension de l’autre
Au fil de ses livres elle démonte les tabous et les préjugés qui règnent dans les sociétés arabes et sur la rive nord de la Méditerranée. En humaniste, elle prêche la com­préhension de l’autre en cassant les préjugés et opère un vrai décodage de la société arabo-musulmane en procédant à un démantèlement des textes sacrés et de la jurisprudence qui sont une émanation religieuse mais également, et surtout, un pro­duit des luttes de pouvoir pendant les premiers siècles de l’islam. La femme y est un outil de guerre comme un autre.

Quand Benazir Butho est élue premier ministre du Pakistan en 1988, son adversaire Nawaz Cherif répond en invoquant le fameux hadith du prophète : « Ne connaî­tra la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme ». Fatima Mernissi récidive en publiant deux ans plus tard Sultanes oubliées, pour rappeler au monde musulman et occidental que l’his­toire de l’islam a connu, malgré ce hadith, des femmes chefs d’Etat. Elle s’adonne alors à une autre recherche pour sortir de l’ombre Shagar Al-Dor, la femme du roi Al-Saleh, le dernier des souverains ayyoubides. Cette femme est par­venue au pouvoir dans la tour­mente des luttes intestines des Mamelouks. Le prêche du vendredi se faisait en son nom en ces termes : « Que Dieu protège la reine des musulmans, l’offrande de la vie et de la religion ».

Mernissi rappelle qu’il est diffi­cile pour les musulmans d’au­jourd’hui d’accepter que la prière du vendredi se fasse au nom d’une femme. Dans ce livre, l’auteure fait état de sultanes et reines souvent indiennes, turques ou mongoles, mais aussi arabes, comme Arwa bint Ahmad Al-Soleihiya, qui a gouverné seule pendant 50 ans le Yémen.

Mernissi avait une vision mon­dialiste dans sa démarche de construire des ponts de compréhen­sion entre les deux rives de la Méditerranée. Elle usait du même scalpel pour les deux rives : « Puisque les femmes occidentales peuvent faire concurrence aux hommes pour le salaire, il faut créer un harem mental, un lieu privilégié où seul l’homme dispose d’une grande marge de manoeuvre : celui de l’aspect phy­sique. Un homme peut développer sans problèmes un petit ventre rabe­laisien, s’alourdir ici et là (...). Ses rondeurs sont signes de son pou­voir. De plus il peut vieillir sans complexes : des tempes argentées sont le summum de la séduction. Une femme qui fait la bêtise de ne pas teindre ses tempes blanches, s’épanouit en rondeurs, et se développe physi­quement avec l’âge est la mons­truosité même. Une laideur intou­chable ... », écrit-elle dans son essai : « Etes-vous vaccinés contre le harem ? », en 1997.

Après la première guerre du Golfe, Mernissi avait déjà tâté le pouls de l’époque qui s’annonçait. Elle publie en 1992 Islam et démo­cratie et déclare : « En enfonçant les couteaux dans les plaies les plus vives (dépendance, absence de démocratie, impuissance, anéan­tissement des remparts-frontières de la Maison Islam), la guerre du Golfe a brisé quelque chose au fond de nous-mêmes. Quoi ? J’y ai bien réfléchi, je crois qu’elle a brisé les multiples cercles de peurs dont nous nous étions si frileuse­ment entourés ». Elle ajoutait : « Cette envie d’aller ailleurs est excessivement forte dans notre coin du monde et les étrangers ne le soupçonnent sans doute pas ».

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