Une guerre feutrée s’est annoncée la semaine dernière entre des intellectuels et le ministre de la Culture, Abdel-Wahed Al-Nabawy. De son côté, le ministre ne cesse, depuis qu’il a pris en charge le portefeuille de la culture, de se débarrasser d’imminents dirigeants d’institutions culturelles pivots, comme Mohamad Afifi, secrétaire général du Conseil Suprême de la Culture (CSC), Anouar Moghith, directeur du Centre National de la Traduction (CNT), et le dernier en date, Ahmad Mégahed, président de l’Organisation publique de l’édition du livre (GEBO), limogé le 26 juillet dernier de son poste, malgré une politique éditoriale réussie qui a remarquablement marqué l’institution étatique.
En réponse, plusieurs intellectuels ont émis un communiqué publié par le « Front de la créativité » et ont revendiqué son limogeage, évoquant « expérience très limitée dans le domaine culturel ». Une pétition qui revendique son départ a aussi été lancée, considérant que « les politiques du ministre dénotent un soutien clair à l’extrémisme et au terrorisme ».
Ce mouvement protestataire est allé jusqu’à rencontrer le premier ministre, Ibrahim Mahlab, la semaine dernière, pour exiger la destitution du ministre. Il est dorénavant décrit comme le ministre à la politique « destructive », et n’ayant pas de « vision culturelle ».
La délégation comprenait, entre autres, le scénariste Wahid Hamed, le poète Sayed Hégab, les romanciers Ibrahim Abdel-Méguid et Youssef Al-Qaïd, le peintre Mohamad Abla et le réalisateur Khaled Youssef.
Certains observateurs commencent, à tort, à comparer cette campagne à celle menée en 2013, lorsque les intellectuels ont fait un sit-in devant le ministère de la Culture revendiquant le départ du ministre Alaa Abdel-Aziz, qui appartenait aux Frères musulmans et qui avait limogé les dirigeants des institutions culturelles pour les remplacer par des personnalités sympathisant ou appartenant à la confrérie. Les intellectuels avaient alors réalisé un succès en mêlant leur sit-in à un mouvement plus populaire qui avait fini par la chute du président Morsi en juillet 2013.
Or, on est aujourd’hui bien loin du moment de la fraternisation des instances culturelles de 2013, même si certains trouvent une similarité dans le tournant religieux que prend le ministère de la Culture, Abdel-Wahed Al-Nabawy appartenant à l’institution d’Al-Azhar, diplômé de l’université religieuse et y étant professeur d’histoire.
Mais la crise ne provient pas de ces aspects. Le ministre ne vise pas à teinter les instances culturelles d’un ton plus religieux. Al-Nabawy affirme qu’il voulait tout simplement rafraîchir le ministère par « du sang nouveau ». La vérité semble beaucoup moins bienveillante. De mauvaises langues affirment qu’il a voulu effacer toutes les traces de son prédécesseur Gaber Asfour, académicien éclairé, qui avait nommé la plupart des dirigeants limogés dernièrement. En d’autres termes, il a voulu se débarrasser de l’ancien clan, car tous n’étaient en poste que depuis moins d’un an, à l’exception de Mégahed, qui dirige la GEBO depuis 5 ans.
Le ministre, nommé au mois de mars dernier, est fortement préoccupé par son image véhiculée dans les médias, qui l’associent parfois aux Frères musulmans. Il vient d’annoncer un plan ambitieux du ministère de la Culture qui participe, avec toutes ses instances, à la cérémonie officielle de l’inauguration du nouveau Canal de Suez. 27 manifestations artistiques dans les différents gouvernorats sont prévues, en parallèle avec de festivités et de compétitions littéraires et artistiques autour du Canal, de même qu’une exposition de peintures sur le Canal.
Cette propagande médiatique était précédée, deux semaines avant, par d’autres déclarations qui annonçaient le projet de « l’été de nos pays », qui implique des échanges entre le ministère de la Culture et celui des Waqfs, chargé des affaires religieuses. Cette mesure, qui a contribué au « soulèvement » des intellectuels, vise à la démocratisation de la culture dans les lieux de cultes, selon le ministère ; et sans doute aussi à l’atténuation du discours religieux extrémiste.
Quant aux intellectuels en colère, ils ne s’accrochent dans leur protestation qu’aux changements de personnes ou de figures publiques, et non pas aux nombreuses causes qui méritent des débats, comme le dossier des antiquités ou celui des palais de la culture, délaissés dans bien des gouvernorats.
Dans leur combat acharné au seul argument de « c’est un Frère ! », les intellectuels reproduisent, délibérément ou non, le maccarthysme et la chasse aux sorcières. Au-delà de ces débats sans intérêt, la question reste : faut-il encore parier sur le ministère de la Culture et espérer que ses politiques culturelles changent un jour ?.
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