Al-Ahram Hebdo : D’où vient l’idée de travailler sur ce duo populaire : Cheikh Imam et Ahmad Fouad Negm ?
Abdou Gobeir : En 1977, j’écrivais régulièrement pour la revue Al-Qabas Al-Koweïtiya. C’était après l’interdiction de la revue Kotob Arabiya (livres arabes), que j’avais fondée en 1976. Cette revue était entièrement consacrée aux présentations d’ouvrages arabes. Le premier numéro a été publié en janvier 1977, c’est le mois de la révolte contre le régime de Sadate, en raison de ses décisions d’augmenter les prix de plusieurs produits, notamment le pain.
Les hommes de la sécurité d’Etat avaient besoin d’un bouc émissaire et c’est tombé sur les intellectuels. Ils en ont arrêté plusieurs et confisqué tout ce qui était lié à la culture, dont ma revue. J’ai donc été obligé de travailler comme correspondant et j’ai publié, par exemple, des articles dans une revue koweïtienne. Les responsables de l’époque m’avaient demandé d’écrire la biographie du chanteur et compositeur cheikh Imam et du poète Ahmad Fouad Negm, pour qu’on les publie sur plusieurs numéros.
J’ai donc commencé à rassembler tout ce qui avait été écrit sur eux. D’ailleurs, je les connaissais depuis longtemps et je faisais partie des intellectuels qui allaient chez eux, à Ghouriya, pour écouter leurs chansons. Je voyais leurs souffrances liées aux hommes de sécurité qui les surveillaient aussi bien à l’époque de Nasser qu’à celle de Sadate. Une partie de ce travail a donc été déjà publiée dans la revue Al-Qabas : c’est la première partie de mon livre.
— Votre ouvrage ne renferme pas d’ailleurs ces histoires d’oppression sous Sadate. Comptez-vous publier un second volume ?
— Ce n’est pas possible. J’ai expliqué dans mon introduction que les forces de l’ordre et les hommes de la sécurité d’Etat attaquaient les maisons des intellectuels. Ils ont pris toute la documentation, les manuscrits et les enregistrements que j’avais effectués avec Imam et Negm. Je n’ai donc aucune documentation sur l’époque de Sadate. Raison pour laquelle, je me suis contenté de parler de l’époque de Nasser. Cette première partie, j’en avais caché deux copies chez des amis, dont le réalisateur Magdi Ahmad Ali. C’est cette copie qui n’a pas été confisquée, et j’ai donc pu faire imprimer mon ouvrage. Mais je n’ai pas l’intention de rédiger une seconde partie.
— Pourquoi avoir attendu plus de 30 ans pour publier ce manuscrit ?
— J’avais déployé un grand effort pour rassembler beaucoup de documents et organiser des rencontres avec ces deux icônes du combat patriotique. Je voulais que le lecteur sache comment était les débuts de cheikh Imam et Negm. Je pensais profiter des articles publiés et les rassembler dans un ouvrage. A l’époque de Sadate, cela aurait pu être mal pris de la part des intellectuels et du public. C’est-à-dire que j’attaque les politiques d’oppression menées par le régime de Nasser, en faveur de celui de Sadate. Alors, j’ai reporté l’idée de republier mon travail sous forme de livre. Mais récemment, j’ai compris qu’il était temps de se replonger dans l’histoire de ces deux artistes combattants.
— Vous racontez des choses terribles. N’avez-vous pas craint la censure ?
— Non, parce que je pense que tout le monde connaît déjà ces histoires. Negm a tout raconté avant de mourir et, après la révolution de 2011, il en a parlé dans les programmes télévisés. Mais les moyens utilisés par le régime, quelle que soit la personne qui le dirige, restent les mêmes. Le lecteur se trouve devant une ressemblance entre le passé et le présent : dans le traitement des journaux gouvernementaux, dans les accusations lancées contre ceux qui critiquent le régime et dans l’ignorance des forces de police face aux écrivains. Raison pour laquelle, j’ai mis en relief, entre guillemets, quelques expressions qui sont utilisées jusqu’à aujourd’hui, comme « éléments qui se sont mêlés aux manifestants », « complot contre la révolution », ou encore « incidents regrettables ».
— D’après votre ouvrage, c’est après la défaite de 1967 que Negm et Imam sont devenus des stars, notamment parmi les intellectuels, les ouvriers et les étudiants, à tel point que le régime s’est inquiété de ce phénomène et a commencé à les opprimer. Que pensez-vous de la relation pouvoir-intellectuels ?
— Le rôle de l’intellectuel dans la société est de critiquer, de proposer des idées et de rêver d’un meilleur avenir. Le rôle des hommes de pouvoir est de garder ce qu’ils ont. Il y avait des heurts entre le pouvoir et les intellectuels, avant et après la Révolution de 1952, et cela continue encore. La raison en est que la classe sociale à la tête du pouvoir n’a pas changé depuis les années 1950. On n’a pas eu un seul président issu de la classe ouvrière, par exemple. L’intellectuel égyptien a toujours voulu que le pouvoir comprenne son rôle. Les nouvelles idées parfois proposées par les hommes de culture doivent être exploitées par le régime. Je pense qu’on doit éviter les erreurs du passé pour éviter une catastrophe.
— Il y a aujourd’hui des écrivains qui n’ont pas le droit de s’exprimer. La bataille contre les intellectuels continue. Comment, selon vous, peut-on éviter les erreurs du passé ?
— En changeant la manière de réfléchir et en mettant un terme aux problèmes dont souffre la société, comme l’analphabétisme et le chômage. Ce que je vois, c’est qu’on donne des palliatifs et les problèmes persistent. C’est comme si une personne continuait à vivre dans l’ancienne maison de ses ancêtres, sans penser à la restaurer, pour la préserver. Un jour, la maison va se transformer en ruine. Le changement des mentalités est indispensable .
Lien court: