La revue parue la première fois en 1991 est financée par les efforts individuels de ses responsables et table sur la culture des marginaux et des marginalisés malgré eux. Son objectif est de « se positionner aux côtés des marginalisés dans la culture égyptienne et du courant indépendant qui a mené un long parcours pour défendre la création … Un long chemin mené par l’intellectuel égyptien pour jeter les bases de l’indépendance comme valeur et nécessité ». Mais cette livraison a jeté un regard sur la création tunisienne. Pourquoi la Tunisie ? L’éditorial répond : « Nous sommes approchés d’un pays lorsqu’on a vu les gens dans la rue Habib Bourguiba enflammés par la révolution, nous avons compris que nous sommes devant une nouvelle définition de l’être humain arabe axée sur la capacité ». La capacité du changement. La revue qui a eu recours à des écrivains et des chercheurs tunisiens fait un large tour d’horizon de la révolution tunisienne et ses défis. Et ce, à travers des entretiens avec, entre autres, le cinéaste Nouri Bouzid, qui déclare : « La révolution était nécessaire pour les jeunes quin’ont pas goûté à la victoire et qui ont été élevés dans une période de défaites arabes … Et plus de dix mois après la révolution, les jeunes attendent toujours de goûter à ses fruits. Or, les islamistes arrivent au pouvoir après une révolution démocratique, voilà ce qui est contraire à la continuité de l’histoire ».
La revue est parsemée d’articles intéressants qui jettent un regard profond sur les retombées de la révolution en Tunisie. Celui intitulé La Révolution tunisienne … Et les expérimentations de la masculinité de Amel Korami, professeur à la faculté de littérature et d’art à l’Université de Manouba, parle du concept de la masculinité dans la révolution et comment celle-ci a ravivé le mot qui a pris des déclinaisons différentes en Libye, au Yémen ou en Syrie. « Ces exemples illustrent l’idéologie masculine et la rigidité du régime patriarcal dans les pays arabes. Car dès qu’a commencé la série d’affrontements avec les forces de l’ordre, la bataille a été qualifiée de bataille pour les libertés et pour la dignité avec, entre autres, la renaissance du sentiment profond chez chaque homme, à savoir qu’il est capable d’agir ». L’auteur explique que dans ce bouillonnement, les femmes, qui ont pourtant participé à la révolution, se sont retrouvées sous le poids de ce concept de virilité « à la télévision et à la radio et dans la sphère du dialogue politique : les femmes ont été marginalisées. C’est comme si les médias tunisiens voulaient lancer un message consciemment ou inconsciemment que la femme n’a rien à voir avec la scène publique. Cela ne s’est pas limité à cela. Les mécanismes de discrimination entre les deux sexes se sont illustrés par le refus de plusieurs comités de défense des quartiers d’accepter des femmes, arguant que cela comporte beaucoup de dangers. Et dès que se sont constitués les gouvernements, sont apparues les discriminations dans un pays qui se targue d’avoir accordé aux femmes des avantages qui en ont fait des exemples. Cela sous couvert que le parcours d’après-révolution est dangereux et complexe ». L’auteur conclut que la culture de l’égalité si bien prônée n’a pas été institutionnalisée en Tunisie, et qu’après la révolution, l’homme nouveau n’est pas encore né.
Dans une autre étude intitulée Les Expressions artistiques dans la culture jeune/ La dérive et la création, l’auteur Adel Belhadj, professeur de sociologie, explique que l’Etat nation — et ses institutions — est faible dans son rôle d’intégration culturellement et économiquement, et il en découle que le sentiment de citoyenneté s’effrite. « Beaucoup se sentent plus comme oppressés que comme citoyens. Ils sont marginalisés et écartés de la société. Du coup, la tendance à la subjectivité augmente chez les individus et les pousse à vouloir s’exprimer en tant que personne. Ils s’identifient en tant que tels et non seulement par leur appartenance au groupe social ». C’est dans ce cadre-là que s’inscrit le graffiti : « Le mur a été réapproprié et est devenu le théâtre pour exprimer le soi devant les yeux d’autrui ».
L’édition donc du dernier numéro de L’Autre écriture aborde aussi les mouvements sociaux en Tunisie qui, même nombreux, n’ont pas réussi jusqu’à maintenant à s’unir et produire une seule vision. Justement une vision que les cinéastes plasticiens et les écrivains tentent de modeler au fil des jours, pour permettre la naissance malgré les embûches d’un être nouveau. C’est la philosophie globale du dernier numéro de L’Autre écriture.
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