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La fable du nouveau prolétariat

Yasser Moheb, Lundi, 08 décembre 2014

Sélectionné pour représenter la Belgique dans la course à l’Oscar du meilleur film étranger, et lau­réat du prix spécial du jury oecuménique au dernier Festival de Cannes, le film belge Deux jours, une nuit des frères Jean-Pierre et Luc Dardenne est en ce moment projeté au cinéma Zawya.

La fable du nouveau prolétariat
Sandra lutte pour sa survie comme la plupart des héroïnes des Dardenne.

Dramaturges et natur­listes de premier choix, devenus experts en ce qu’on peut appeler la « sociologie cinématographique », les deux réalisateurs belges Jean-Pierre et Luc Dardenne signent avec Deux jours, une nuit leur film le plus simple et le plus profond sur le plan mélodramatique.

Le film choisit un point de départ d’une simplicité absolue. Remise sur pieds après une terrible dépression, Sandra, mère de deux enfants — cam­pée par Marion Cotillard— se pré­pare à retrouver son travail dans une usine de panneaux solaires. Toutefois, de retour dans son entre­prise, elle apprend qu’elle est licen­ciée. Afin d’affronter une situation financière compliquée, son patron propose un choix à ses employés : voter pour leur prime, ou la perdre et permettre à Sandra de retrouver son emploi. L’héroïne n’a donc qu’un week-end pour aller trouver chacun de ses collègues, un à un, et les per­suader de renoncer à leur prime.

C’est la recette bien connue des fameux frères belges: plonger dans les méandres de l’âme féminine, tout en dénudant les vices de la société européenne imprégnant certes les conditions de la femme moderne.

Ici, c’est le personnage de Sandra qui prend la relève, pour exposer ce concept dardennien. On la voit, à travers les événements, résolue, rendant visite à ses collègues un à un pour plaider sa cause sans trop pleurer, essayer de rester digne, et ne jamais insister. Elle lutte pour sa survie comme la plupart des héroïnes des Dardenne. Et par la suite devient l’oeil des cinéastes qui s’infiltre dans le petit monde de cette entreprise-symbole, pour dévoiler la nouvelle machine sociale vicieuse, l’état critique et instable de la solidarité de classe, ainsi que la violence psychologique adressée à ceux qui sont jugés improductifs.

L’idée peut dépasser le simple problème d’une femme face au chô­mage qui la menace, c’est presque l’humanité toute entière qui nous est étalée dans cette trame. On voit des vilains, des généreux, des gens déterminés et même des avenants mais craintifs. Ils sont tous présen­tés là, pas comme des prototypes, mais des personnes avec des familles, bref des vies. Les frères Dardenne ne visent pas vraisembla­blement à juger ces personnages d’égoïstes, mais à les montrer avec leurs faiblesses, leurs modicités, et parfois même leur grand coeur. Le film essaye de juger plutôt ce qui les a rendus ainsi, ce qui les pousse à devoir choisir entre leur propre intérêt ou la solidarité avec leur collègue.

Un travail esthétique

Même avec un scénario souvent répétitif et quelques scènes parfois peu crédibles— comme celle où l’une des collègues de l’héroïne va jusqu’au divorce, décidé en quelques secondes, pour défendre le droit de sa collègue au travail—, la trame donne lieu à une description profonde de l’état économique et social contemporain. Cette manière qu’ont les deux frères cinéastes, de prendre un personnage pour le suivre pas à pas, n’est pas nouvelle ; ici, on peut trouver un travail esthé­tique— quoique simpliste et natu­rel— mais qui est toujours présent avec des scènes assez élégantes sur le plan chorégraphie.

C’est la simplicité profonde et assez touchante qui règne en fait, où rien ne prend le pas sur l’émotion. La virtuosité de la mise en scène avec la célèbre technique darden­nienne des plans-séquences et de la caméra portée vient d’être lancée encore plus loin dans le naturalisme avec la performance remarquable et assez dévorante de Marion Cotillard, qui arrive à s’effacer tota­lement dans son personnage, avec son jeu physique, la transformation de la voix, l’émoi brut, sans que cela se manifeste artificiel ou sur-joué.

Bref, Deux jours, une nuit s’avère une fable bouleversante sur la vio­lence du monde de l’entreprise, mais qui prouve une fois de plus la puissance cinématographique des Dardenne. Un style rude qui met en scène des adversaires du quotidien, tout en offrant un beau moment de cinéma .

Cinéma Zawya, 4 rue Abdel-Hamid Saïd. Centre-ville du Caire. A 13h.

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