Entre les préfabriqués du camp de Kilis, à la frontière sud-est de la Turquie, les enfants se réunissent en groupes autour d’un animateur culturel. La voix de la comédienne libanaise Hanan Haj Ali s’élève : les petits répètent derrière elle « Ballounat ballounat … », mimant la voix d’un vendeur de ballons à la sauvette. Le chanteur Mado, avec sa guitare, reprend en chœur un air de la révolution … La conteuse et psychologue Mona Al-Chimi se livre à des jeux en plein air …
Le nombre de réfugiés syriens ne cesse chaque jour d’augmenter, et il fallait essayer de soigner les blessures émotionnelles liées au conflit. Car il s'agit d'une population qui se sent de plus en plus délaissée, abandonnée à son sort, soit à l’intérieur du pays sous les tirs et les bombes, soit à une frontière voisine ou dans un camp de refuge.
En voyant les stars internationales défiler dans les camps de réfugiés syriens, Basma Al-Husseiny, directrice de la fondation culturelle Al-Mawred Al-Saqafi (ressource culturelle), a été provoquée par le silence arabe et a décidé de pratiquer avec d’autres une sorte de « médecine douce », sur la frontière entre la Syrie et la Turquie. Du coup, la fondation a pris en charge d’organiser un voyage vers cette zone frontalière qui a vu affluer plus de 100 000 personnes depuis l’an dernier, sans compter celles arrivées de manière clandestine.
Il s’agit de faire venir diverses personnalités pour lancer différentes activités dans ces camps qui manquent de distractions. « On espère pouvoir organiser ultérieurement d’autres voyages. Cette fois-ci, c’était juste pour sonder le terrain et étudier la possibilité de lancer de nouvelles assistances humanitaires », indique Al-Husseiny.
Les 17 membres du voyage sont des artistes, animateurs culturels et journalistes lesquels étaient censés recourir à des thérapeutiques non conventionnelles pour aider ces gens en détresse, notamment les enfants, à exprimer leurs douleurs et à socialiser. Ils se sont servis de l’art comme appui dans la gestion des traumatismes émotionnels, et les jeux se sont transformés en sessions de soutien psychoaffectif. Théâtre, dessin, musique, séance-photo, filmage, conte … tout est bon pour échapper à la souffrance.
Les enfants reproduisent des scènes de massacre en jouant, alors que les adultes s’échangent des vidéos de martyrs, tournées en clip. Mais dès que l’on commence par « Il était une fois… », cette formule nous transpose dans un univers magique et les contes traduisent l’inconscient collectif. Cela s'applique aussi bien aux enfants qu'aux adultes. Ces derniers se sont livrés à des confessions sincères avec Hanan Haj Ali, qui a proposé aux femmes de leur lire l'avenir dans le marc de café. Une astuce qui a donné suite à des séances de « café-voyance » hilarantes.
Comédienne, auteure et éducatrice chevronnée, Haj Ali a vite compris que les femmes ont toujours quelque chose à raconter … On parle d’amour, de sentiments et de détails croustillants, même en exil. Car toutes ces femmes ont non seulement subi les bombardements, mais aussi la séparation ... La plupart de leurs maris se sont engagés dans l'Armée libre et ne vivent plus avec les leurs dans les camps ; ils viennent leur rendre visite de temps en temps.
Pour certaines mères, les positions politiques ont brisé les familles, divisées entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. L’une d’elles raconte : « Mon mari est un homme de main (chabih), il m’a battue car mes parents soutiennent les révolutionnaires. On est d’Alep. J’ai trois filles ». Une deuxième s’interroge : « Mon époux s’est-il remarié ? ». On remue le résidu de café, on retourne la tasse et les plaisirs de la conversation associés au café reprennent.
La magie des contes
Les formes et les motifs laissés sur la tasse prennent différentes significations symboliques. « Je n’invente rien, j’interprète juste ce que je vois », lance Hanan Haj Ali, entourée de femmes voilées qui espèrent toutes une amélioration rapide de la situation.
Que l'avenir soit conforme à leurs vœux et à ceux des enfants qui ont partagé leurs angoisses grâce aux contes narrés par Yasser Allam, Sondos Chabayek et Mona Al-Chimi qui ont tous collaboré précédemment à des activités de développement humain par l'art. Ils ont l’habitude de travailler dans des zones démunies ou sinistrées. L’essentiel pour eux est de se prendre toujours au sérieux, tout en maintenant l'aspect spontané.
En classe, dans l’une des quatre écoles du camp de Kilis, Allam interprète un texte de la littérature afro-américaine. C’est l’histoire d’un seigneur tyrannique et d’un esclave qui a voulu lui tenir tête. Le moment critique intervient lorsque l’esclave, audacieux, doit se rendre dans l’au-delà pour transmettre une lettre au père de son seigneur, mort il y a plus de 30 ans. Remue-ménage. Les enfants sont partagés et tirent le narrateur de part et d’autre … Les uns veulent qu’il aille voir ce qui se passe parmi les morts et qu’il revienne pour dire comment vont les leurs, aujourd’hui disparus. Mais les autres le retiennent, sachant que ce sera sans doute un aller sans retour.
Ces moments de narration introduisent une rupture qui arrête l’écoulement du temps, selon les spécialistes. Cette rupture introduit alors un repérage dans la séance et par là même réinscrit l’auditeur dans la réalité, par une remémoration de situations vécues. Cela permet en quelque sorte de traverser les épreuves du quotidien, de mieux affronter, particulièrement pour les enfants. « On a monté une pièce de théâtre et on aimerait la jouer », dit une petite fille. Ailleurs, un autre groupe propose de transformer le conte des Trois Chèvres (version locale du petit chaperon rouge) en pièce de théâtre. Autant d’idées qui permettent de ne pas sombrer dans l’ennui.
Se défouler sur une feuille vierge
Autre dynamique pour sortir de la crise : le dessin. Les animateurs Basma Al-Husseiny, Hamdi Zidane, Mouchira Saleh et le réalisateur Tamer Al-Saïd ont déjà distribué les crayons de couleur, pâtes à modeler, papiers et matériaux divers ramenés d’Egypte avec des livres pour enfants ou encore des vêtements.
Les filles ont tendance à dessiner des maisons, des fleurs et des papillons, alors que les garçons s’acharnent sur la pâte à modeler pour en faire une bourrique, un cochon, un démon … « C’est Bachar ! », disent-ils unanimes, « il nous a chassés de chez nous ! ». L’un d’eux confectionne un sabre pour le tuer.
Plus loin, l’artiste palestinien Khaled Hourani, directeur de l’Académie internationale des arts à Ramallah, apprend à une joyeuse cohorte un peu de calligraphie arabe. Ensuite, chacun écrit son nom sur un bout de papier.
Hourani et Hamdi Réda prennent les enfants en photo ; ils captent surtout leur gaieté, leur désir de vivre. Et vont ensuite les faire développer en ville pour les donner aux enfants. Réda en a même fait un tableau pour que tous puissent les voir et prendre celle qui les concerne.
Quelque part, on se rappelle un autre artiste palestinien né en Galilée et qui s’était réfugié avec sa famille en 1948 dans le camp libanais de Ein Al-Helweh : Naji Al-Ali. En grandissant, ce caricaturiste a inventé un personnage mythique dans le monde arabe, Handala qu'il a lui-même décrit comme suit : « Handala est né à l’âge de 10 ans, et depuis son exil, les lois de la nature n’ont plus d’emprise sur lui. (…) Ses mains toujours derrière le dos sont le signe du rejet des solutions porteuses d’idéologies ». Ces mots du caricaturiste assassiné dans les années 1980 reviennent aux esprits, notamment en traversant la frontière turque pour se rendre à la ville d'Iezaz, en Syrie.
Là-bas, l’idéologie fait monnaie courante et les enfants vont dans des écoles de fortune installées à l’intérieur des mosquées ... Certaines institutrices leur disent que l’art est illicite et leur apprennent exclusivement des chants et des louanges religieux, mais eux ils répètent : « L’art est illicite, sauf Adel Imam qui n’est pas haram ! ».
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