
La Tent City de New Jersey, résilience à l’exclusion.
Montréal,
De notre envoyée spéciale —
Steve, la quarantaine, nous conduit dans un bois du New Jersey habité par 75 autres individus, vers sa tente. « We call it home », dit-il avec sobriété. Quelques couvertures, des livres, des morceaux de bois pour se réchauffer, sont ses seuls biens. C’est ainsi que nous introduit le documentariste Jean-Nicholas Orhon au vif de la problématique du squat du XXIe siècle. Après 20 ans de travail, Steve est poussé au chômage et à la vie dans la Tent City de Lakewood, dans le New Jersey. Il incarne ce qu’il y a de dénaturé, d’incongru, et renvoie ce vide interrogatif à la face des hautes sphères de finances de New York, situées à quelques kilomètres, symboles de la puissance et de la réussite économiques.
Tout le monde se plaît à croire que la pauvreté et l’insécurité économique sont exclusives de l’hémisphère du Sud, alors que la marche idéale de l’économie et la richesse sont l’affaire des grandes puissances. A partir du squat à la Tent City de New Jersey, cette réalité sinistre, le cinéaste interroge cette marche idéale du monde, où nombreux sont transformés en pauvres partout sur la planète.
Le squat n’est pas un phénomène nouveau, d’après l’écrivain et journaliste Robert Neuwirth, auteur du livre Shadows Cities. Dans les années 1930, le Central Park de New York fut habité par des squatteurs. Le bricolage et l’urgence caractérisent ce mode de vie. Les sans-abri bricolent en une nuit une maison, avec du matériel ramassé un peu partout, des clous, des planches de bois, et parfois de la terre, sur un terrain public. Ces « paupers’ lands » (terres des pauvres) sont appelées bidonvilles, ou villages enfermés des malheureux déshérités. Cette définition guide le cinéaste dans le choix d’une variété de figures et de situations dans quatre continents pour nous initier à l’identité nomade et les obstacles et solutions tirées d’expériences humaines.
A Bangalore, en Inde, Lilly, émigrée de la campagne, travaille comme bonne en ville. Les campagnes sont désertées, l’agriculture est décrétée non rentable par le gouvernement, et les produits alimentaires sont importés des marchés étrangers. « Le Nord veut que le Sud s’arrime à son développement économique, commente un historien anglais. Mais que développons-nous au juste? Tout le monde se sent pauvre. Les gens ne réfléchissent pas à quoi faire avec ce qu’ils possèdent, mais à posséder davantage ». L’architecture des bidonvilles permet d’identifier la structure sociale et l’organisation des relations économiques et politiques. Au déni de reconnaissance s’ajoute l’injustice institutionnalisée dans le système distributif. Les résidents du bidonville de Mumbaï sont taxés de pauvres parce qu’improductifs, alors qu’ils ne demandent qu’à travailler. Ils sont donc privés de services: eau potable, électricité et hygiène sanitaire. Ils sont contraints à faire des kilomètres à pied pour se procurer de l’eau, et vivre à proximité des canaux d’évacuation sanitaire, d’où leur exposition aux infections et maladies diverses.
Le dynamisme du social
Le même problème existe un peu partout, poursuit le documentaire. Mohamad et d’autres villageois, frappés de chômage dans les campagnes marocaines, ont émigré à Rabat pour vivre dans le bidonville de Témara. Ils ne sont pas malheureux parce qu’ils ont fait l’expérience de l’entraide et du partage d’espaces communs de jeux et d’élevage à l’air libre. Un chercheur en France pointe les besoins des réfugiés de relations humaines qui se déroulent à l’extérieur et de l’organisation de leur vie économique. Eva, résidente de Mirabeau, bidonville de Marseille, vit en caravane pour être dehors avec les autres autour de valeurs d’échange et de partage. Des municipalités ont essayé de construire des logements aux sans-abri, mais ils sont interdits d’y exercer une activité lucrative ou commerciale. Or, en bidonvilles, ils peuvent improviser un espace de commerce et d’échanges de produits utiles à leur communauté, à même leur logement. Ils ont retrouvé une identité valorisée et émancipée autour de l’appartenance à une communauté et une productivité économique adaptée à leurs besoins.
La menace, arme des puissants
Cependant, cette forme de vie nomade, autonome sur les terrains publics, inquiète de plus en plus les pouvoirs publics qui veulent contrôler la situation. La menace d’expulsion est leur arme d’action privilégiée. « Les municipalités nous traînent devant les cours et nous imposent de lourdes amendes pour ne pas confronter nos besoins fondamentaux de logement et de travail », déplore Steve de la Tent City du New Jersey. Au lieu de remédier aux problèmes d’exclusion et d’injustice avec des politiques publiques et une restructuration économique, les pouvoirs publics appliquent des mesures illégitimes de marginalisation, des luttes égalitaires dans cette marche idéale de l’économie mondiale.
De Bangalore à New York, en passant par Rabat et Marseille, ces personnages du réel nous font toucher la dimension destructrice du capitalisme en crise. Leur expérience de vie collective et de lutte ensemble pour survivre leur a permis de prendre contrôle de la situation en gérant ce qui marche et est utile pour leur communauté pour négocier des droits contre la rapacité: vivre ensemble avec des ressources restreintes sur des terrains publics. Selon l’écrivain Neuwirth, « les ressources mondiales sont limitées et concentrées dans les mains des 5 % les plus riches. A la fin du siècle, nous serons 3 milliards de réfugiés, soit 1/3 de la population de la planète ». Il faut donc entendre les voix de ces squatteurs pour découvrir notre héritage humain et changer le monde avant le désastre.
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