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Squatteurs, catalyseurs de changement

Amina Hassan Khalil, Mardi, 14 octobre 2014

En salle au Québec, le film Bidonville : Architectures de la ville future rencontre le succès. Il dévoile l’étendue du squat en bidonvilles, une vie publique nomade des exclus, pour négocier des droits.

Bidonville
La Tent City de New Jersey, résilience à l’exclusion.

Montréal,

De notre envoyée spéciale —

Steve, la quarantaine, nous conduit dans un bois du New Jersey habité par 75 autres individus, vers sa tente. « We call it home », dit-il avec sobriété. Quelques couvertures, des livres, des morceaux de bois pour se réchauffer, sont ses seuls biens. C’est ainsi que nous introduit le documen­tariste Jean-Nicholas Orhon au vif de la problématique du squat du XXIe siècle. Après 20 ans de travail, Steve est poussé au chômage et à la vie dans la Tent City de Lakewood, dans le New Jersey. Il incarne ce qu’il y a de dénaturé, d’incongru, et renvoie ce vide interrogatif à la face des hautes sphères de finances de New York, situées à quelques kilomètres, sym­boles de la puissance et de la réussite économiques.

Tout le monde se plaît à croire que la pauvreté et l’insécurité économique sont exclusives de l’hémisphère du Sud, alors que la marche idéale de l’économie et la richesse sont l’affaire des grandes puissances. A partir du squat à la Tent City de New Jersey, cette réalité sinistre, le cinéaste inter­roge cette marche idéale du monde, où nombreux sont transformés en pauvres partout sur la planète.

Le squat n’est pas un phénomène nouveau, d’après l’écrivain et journa­liste Robert Neuwirth, auteur du livre Shadows Cities. Dans les années 1930, le Central Park de New York fut habité par des squatteurs. Le brico­lage et l’urgence caractérisent ce mode de vie. Les sans-abri bricolent en une nuit une maison, avec du maté­riel ramassé un peu partout, des clous, des planches de bois, et parfois de la terre, sur un terrain public. Ces « pau­pers’ lands » (terres des pauvres) sont appelées bidonvilles, ou villages enfermés des malheureux déshérités. Cette définition guide le cinéaste dans le choix d’une variété de figures et de situations dans quatre continents pour nous initier à l’identité nomade et les obstacles et solutions tirées d’expé­riences humaines.

A Bangalore, en Inde, Lilly, émi­grée de la campagne, travaille comme bonne en ville. Les campagnes sont désertées, l’agriculture est décrétée non rentable par le gouvernement, et les produits alimentaires sont impor­tés des marchés étrangers. « Le Nord veut que le Sud s’arrime à son déve­loppement économique, commente un historien anglais. Mais que déve­loppons-nous au juste? Tout le monde se sent pauvre. Les gens ne réfléchissent pas à quoi faire avec ce qu’ils possèdent, mais à posséder davantage ». L’architecture des bidonvilles permet d’identifier la structure sociale et l’organisation des relations économiques et politiques. Au déni de reconnaissance s’ajoute l’injustice institutionnalisée dans le système distributif. Les résidents du bidonville de Mumbaï sont taxés de pauvres parce qu’improductifs, alors qu’ils ne demandent qu’à travailler. Ils sont donc privés de services: eau potable, électricité et hygiène sani­taire. Ils sont contraints à faire des kilomètres à pied pour se procurer de l’eau, et vivre à proximité des canaux d’évacuation sanitaire, d’où leur exposition aux infections et maladies diverses.

Le dynamisme du social

Le même problème existe un peu partout, poursuit le documentaire. Mohamad et d’autres villageois, frappés de chômage dans les cam­pagnes marocaines, ont émigré à Rabat pour vivre dans le bidonville de Témara. Ils ne sont pas malheu­reux parce qu’ils ont fait l’expé­rience de l’entraide et du partage d’espaces communs de jeux et d’éle­vage à l’air libre. Un chercheur en France pointe les besoins des réfu­giés de relations humaines qui se déroulent à l’extérieur et de l’organi­sation de leur vie économique. Eva, résidente de Mirabeau, bidonville de Marseille, vit en caravane pour être dehors avec les autres autour de valeurs d’échange et de partage. Des municipalités ont essayé de construire des logements aux sans-abri, mais ils sont interdits d’y exer­cer une activité lucrative ou com­merciale. Or, en bidonvilles, ils peu­vent improviser un espace de com­merce et d’échanges de produits utiles à leur communauté, à même leur logement. Ils ont retrouvé une identité valorisée et émancipée autour de l’appartenance à une com­munauté et une productivité écono­mique adaptée à leurs besoins.

La menace, arme des puissants

Cependant, cette forme de vie nomade, autonome sur les terrains publics, inquiète de plus en plus les pouvoirs publics qui veulent contrô­ler la situation. La menace d’expul­sion est leur arme d’action privilé­giée. « Les municipalités nous traî­nent devant les cours et nous impo­sent de lourdes amendes pour ne pas confronter nos besoins fondamen­taux de logement et de travail », déplore Steve de la Tent City du New Jersey. Au lieu de remédier aux problèmes d’exclusion et d’injustice avec des politiques publiques et une restructuration économique, les pou­voirs publics appliquent des mesures illégitimes de marginalisation, des luttes égalitaires dans cette marche idéale de l’économie mondiale.

De Bangalore à New York, en pas­sant par Rabat et Marseille, ces per­sonnages du réel nous font toucher la dimension destructrice du capitalisme en crise. Leur expérience de vie col­lective et de lutte ensemble pour sur­vivre leur a permis de prendre contrôle de la situation en gérant ce qui marche et est utile pour leur communauté pour négocier des droits contre la rapacité: vivre ensemble avec des ressources restreintes sur des terrains publics. Selon l’écrivain Neuwirth, « les ressources mondiales sont limi­tées et concentrées dans les mains des 5 % les plus riches. A la fin du siècle, nous serons 3 milliards de réfugiés, soit 1/3 de la population de la pla­nète ». Il faut donc entendre les voix de ces squatteurs pour découvrir notre héritage humain et changer le monde avant le désastre.

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